Inculturation : une réalité, des définitions
Article VI Inculturation : une réalité, des définitions
- 1. Une notion exclusivement théologique
L’inculturation est une notion typiquement théologique[1] qui rompt avec la sphère socio-anthropologique des termes comme enculturation[2] et acculturation[3] utilisés dans la théologie pastorale et qui est riche d’une longue évolution[4]. L’inculturation est donc un néologisme[5] que le monde profane des lettres tarde à reconnaître car jusqu’à ce jour, le mot est absent dans la plupart des dictionnaires français.[6]
- 2. Que dit l’étymologie ?
L’étymologie du mot met en exergue le préfixe in-, le concept culture et le suffixe -tion. Le terme culture est donc l’élément important qui pointe de la décomposition étymologique du mot inculturation. Cependant à lui seul, le terme culture ne rend pas compte de l’inculturation, il faut lui associer, dans une démarche discursive, d’autres concepts notamment l’Evangile ou le Christianisme. Le mot est nouveau mais la réalité désignée par inculturation est aussi veille que l’histoire du salut[7]. La convention linguistique a doté le mot inculturation d’une portée sémantique qui transcende sa richesse étymologique. En effet la compréhension simple du concept à partir de l’étymologie donnerait une introduction dans la culture … (de quoi ?) ou introduction de la culture … (dans quoi ?) ; des deux côtés il y a un élément manquant qui serait Evangile, Foi ou Christianisme[8].
- 3. Histoire, raconte !
L’historique du mot rattache sa genèse à la Compagnie de Jésus, bien que la réalité qu’il couvre soit dans une certaine mesure aussi vieille que le Christianisme lui-même. En effet, le concept d’inculturation trouve son origine chez le jésuite belge Joseph Masson qui l’utilisa dès 1959[9] et la première définition du mot, qui remonte en 1978, est du père Pedro Arrupe, Maître général des jésuites d’alors[10].
A l’origine, le terme inculturation était une découverte pour une meilleure évangélisation des populations aborigènes, un projet pensé exclusivement au bénéfice des terres de missions, des jeunes Eglises. Au jour d’aujourd’hui, il est évident que l’entreprise d’inculturation intéresse aussi bien les vieilles Eglises d’Occident confrontées à la déchristianisation et à l’immigration que les Eglises dites de mission soucieuses d’établir une harmonie entre le vécu de la foi chrétienne et les réalités culturelles et religieuses locales.
- 4. Une définition du magistère
En guise de définition de l’inculturation, nous reportons le numéro 52 de l’encyclique Redemptoris Missio[11] : « Le processus d'insertion de l'Eglise dans les cultures des peuples demande beaucoup de temps: il ne s'agit pas d'une simple adaptation extérieure, car l'inculturation "signifie une intime transformation des authentiques valeurs culturelles par leur intégration dans le christianisme, et l'enracinement du christianisme dans les diverses cultures humaines". C'est donc un processus profond et global qui engage le message chrétien de même que la réflexion et la pratique de l'Eglise. Mais c'est aussi un processus difficile, car il ne doit en aucune manière compromettre la spécificité et l'intégrité de la foi chrétienne.
Par l'inculturation, l'Eglise incarne l'Evangile dans les diverses cultures et, en même temps, elle introduit les peuples avec leurs cultures dans sa propre communauté ; elle leur transmet ses valeurs, en assumant ce qu'il y a de bon dans ces cultures et en les renouvelant de l'intérieur. Pour sa part, l'Eglise, par l'inculturation, devient un signe plus compréhensible de ce qu'elle est et un instrument plus adapté à sa mission. »
- 5. Définitions de théologiens
Pour le théologien Julien PENOUKOU, « inculturer la foi signifie insérer le message chrétien dans une culture, y adhérer avec ses modes de penser, d’agir, de vivre ; avec ce qu’on est et aspire à être. Il s’agit en l’occurrence d’une volonté et d’un effort concret pour évangéliser nos traditions, convertir nos mentalités ; bref, pour purifier et mûrir toute culture au regard de la bonne nouvelle de salut apportée par Jésus-Christ ».[12]
Le théologien indien AMALADOSS, quant à lui, trouve que « le discours chrétien sur l’inculturation évoque l’image de l’Evangile sortant dans le monde pour conquérir les cultures, s’exprimer en elles, les intégrer et ainsi les enrichir. C’est une image de domination et de conquête. En termes organiques, on pourrait penser à un organisme cosmique géant, qui continue à grandir, se nourrissant des éléments des diverses cultures qu’il rencontre »[13].
L. HONDOCODO, après avoir passé en revue plusieurs définitions de l’inculturation, dresse une liste de mots clés rencontrés dans ces diverses définitions : insertion, incarnation, dialogue et relation, intégration et faire pénétrer, assimilation, croissance et enrichissement. La relation est, selon lui, le mot qui rend le mieux l’élément commun à tous ces mots clés. « Insérer, c’est trouver place pour quelque chose dans une autre. Inculturer, c’est alors faire place dans la culture pour le message évangélique. Tandis que s’incarner c’est prendre réalité tangible dans un corps. S’inculturer c’est alors prendre réalité tangible dans le corps de la culture. Dialoguer c’est communiquer dans l’écoute et le respect mutuels. Dans tous ces cas, il s’agit d’établir une relation, un lien entre le message chrétien et la culture. »[14]
- 6. Implications
Dans la définition de l’inculturation de Redemptoris Missio deux mots processus et temps nous semblent prépondérants car ils mettent en exergue le fait que l’inculturation est un cheminent dans le temps, l’inculturation débute et ne s’arrête pas. L’inculturation est ainsi un cheminement perpétuel, jamais achevé mais avec des objectifs à courts termes soldés. Inculturer, c’est se mettre à instaurer ou tendre à l’asymptote vers une harmonie de vie, de pensée, d’expression, d’action entre la foi ou la Bonne Nouvelle (commune, universelle) et la culture (particulière). Inculturation serait donc un perpétuel déjà et pas encore !
- 7. Les critiques ne manquent pas !
La définition et la théologie de l’inculturation connaissent une panoplie de critiques. Au niveau de la définition, les critiques dénoncent le déficit de réalisme[15] des définitions données aux termes, notamment foi et culture, qui interviennent dans la compréhension du terme inculturation. Les critiques de la théologie se rapportent à la méthode, au champ d’investigation et à l’efficacité théologique.[16] Le recours au concept d’incarnation pour définir l’inculturation a également soulevé des oppositions[17].
L’inculturation déborde la sphère de la liturgie bien que les célébrations liturgiques semblent être sur le continent africain le lieu de focalisation de la quasi-totalité des quêtes d’inculturation et en la matière le missel romain de rite zaïrois fait office de monument. De plus en plus des théologiens africains abordent d’autres champs de la théologie notamment la morale, la Bible, la spiritualité, les dogmes[18] et le droit canon dans une perspective d’inculturation.
Abbé Romain Séménou,
Lomé, le 17 novembre 2011
[1] Achiel PEELMAN : « Le mot inculturation est un terme proprement théologique, qui se situe en quelque sorte aux frontières de l’anthropologie et de la théologie systématique ». (L’inculturation : l’Eglise et les cultures, coll. Horizon du croyant, Desclé/Novalis, Tournai/Ottawa, 1988, p113)
[2] « L’enculturation exprime le processus d’apprentissage d’une tradition culturelle nouvelle. (…) L’enculturation suppose une table rase où est accueillie une culture. Elle est un processus qui ne connaît pas de fin parce qu’elle s’étend sur toute la vie de l’individu qui y entre inconscient et les mains vides… » Cf. HONDOCODO Cegnanou Louis, Repères culturels et religieux en Afrique, dialogue avec Saint Augustin, Ed. Paulinus, Trèves, Allemagne, 2001, p 38
[3] « le propre de l’acculturation c’est la juxtaposition extérieure des éléments culturels de part et d’autre. Elle offre la possibilité d’interaction certes, mais pourvu que ce soit sans danger d’assimilation mutuelle ou structurelle ou organique des éléments en jeu ; et tout cela dans le respect de la liberté des partenaires. » Cf. HONDOCODO Cegnanou Louis, Repères culturels et religieux en Afrique, dialogue avec Saint Augustin, Ed. Paulinus, Trèves, Allemagne, 2001, p 40
[4] Cf. HONDOCODO Cegnanou Louis, Repères culturels et religieux en Afrique, dialogue avec Saint Augustin, Ed. Paulinus, Trèves, Allemagne, 2001, p 53. A la note de bas de page n°2, l’auteur expose l’évolution du terme depuis 1962 avec J. Manson qui lance l’expression un catholicisme inculturé jusqu’en 1988, année de la publication du document de la Commission Théologique internationale intitulé : La foi et l’inculturation.
[5]Jean Paul II, Catechesi Tradendae, 16 octobre 1979, n° 53: « … Comme je le disais récemment aux membres de la Commission biblique: "Le terme "acculturation", ou "inculturation", a beau être un néologisme, il exprime fort bien l'une des composantes du grand mystère de l'Incarnation" ». Ne tenez pas compte de la commutativité entre acculturation et inculturation présente dans ce texte, nous sommes en 1979 !
[6] Le petit Larousse illustré 2010 ; vérifier dans d’autres
[7] BINI Kézié Brice, La place de l’inculturation en théologie morale fondamentale, Etude à partir des cours donnés dans les séminaires de la CERAO (1997-1999), Thèse de doctorat, Institut Catholique de Paris, juin 2004, p 61
[8] Il est évident que ces deux définitions mêmes complétées par le mot Evangile ou Christianisme ne rendent pas véritablement compte du sens du terme inculturation.
[9] BINI Kézié Brice, La place de l’inculturation en théologie morale fondamentale, Etude à partir des cours donnés dans les séminaires de la CERAO (1997-1999), Thèse de doctorat, Institut Catholique de Paris, juin 2004, p 61
[10] HONDOCODO Cegnanou Louis, Repères culturels et religieux en Afrique, dialogue avec Saint Augustin, Ed. Paulinus, Trèves, Allemagne, 2001, p 54
[11] Cette définition est devenue universelle aujourd’hui, souligne BINI Kézié Brice, La place de l’inculturation en théologie morale fondamentale, Etude à partir des cours donnés dans les séminaires de la CERAO (1997-1999), Thèse de doctorat, Institut Catholique de Paris, juin 2004, p 63
[12] Julien PENOUKOU, Eglises d’Afrique : propositions pour l’avenir, Karthala, …, 1984, p 43
[13] Cité par Modeste NIYIBIZI, la pertinence des efforts d’inculturation en Afrique à l’heure de la mondialisation, in Spiritus n°165, décembre 2001, note de bas de page n° 3, p 409
[14] HONDOCODO Cegnanou Louis, Repères culturels et religieux en Afrique, dialogue avec Saint Augustin, Ed. Paulinus, Trèves, Allemagne, 2001, p56
[15] Des définitions qui restent à un niveau purement idéal et qui ne rendent pas « totalement compte de la culture selon la condition réelle de l’homme ». cf. BINI Kézié Brice, La place de l’inculturation en théologie morale fondamentale, Etude à partir des cours donnés dans les séminaires de la CERAO (1997-1999), Thèse de doctorat, Institut Catholique de Paris, juin 2004, p 80
[16] BINI Brice expose ces critiques dans sa thèse sous le titre de La théologie africaine de l’inculturation face à ses difficultés, p 72-76
[17] HONDOCODO Cegnanou Louis, Repères culturels et religieux en Afrique, dialogue avec Saint Augustin, Ed. Paulinus, Trèves, Allemagne, 2001, p61-64
[18] Une christologie africaine est développée par Bénézet Bujo, Introduction à la théologie africaine, Academic Press Freiburg, Suisse, 2008