Eglise catholique au Togo : blog d'un prêtre de Lomé !

La liberté est-elle un don ou le résultat d’une lutte ?

La liberté est-elle un don que l’on reçoit ou 
le résultat d’une lutte sur des forces adverses ?

 

Introduction

 

La liberté est l’un des mots présents dans la devise de plusieurs nations[1]. Dans certaines devises comme « la liberté ou la mort », « vivre libre ou mourir », la liberté devient une condition de sens de la vie[2]. Qu’est-ce donc la liberté ? Sans, toutefois la définir en même temps[3], notons qu’il s’agit d’un mot qui a force de projet. La liberté est un rêve qui berce sur des notes d’un lendemain meilleur, un espoir qui permet de lever les poings mêmes avec des bras enchainés, une force qui soulève le regard des victimes terrassés pour toiser l’oppresseur, une histoire de lutte qui fait couler sang et larme, un trésor qui vaut la vie…. Le mot liberté a toujours été présent sous la plume et sur les lèvres de plusieurs philosophes, savants, politiques, leaders religieux, artistes. La liberté est également célébrée et clamée dans des cercles qui n’ont pas la même gravité que ceux des classes que nous venons de citer. 

 

Tous, nous parlons de liberté ! Il reste à nous entendre sur son sens. Il est impérieux de bien situer et définir la liberté. La liberté chantée par Nana Mouskouri[4] est-elle la liberté du poème écrit en pleine guerre mondiale par Paul Éluard[5] ?  Freedom – liberté en anglais –, l’histoire photographique de la lutte des Noirs américains de Manning Marable, Leith Mullings, Sophie Spencer-Wood indique-t-elle le même chemin vers la liberté qui se découvre dans Long Walk to Freedom de Nelson Mandela[6] ? La liberté mentionnée dans Lc 4, 18, Jn 8, 32, la liberté dont parle Saint Paul en Rm 8, 2, Ga 5, 1 fait-elle référence à la même réalité que la liberté du livre d’Exode avec la sortie du peuple d’Egypte ? 

 

Au-delà de ces rapprochements, la question qui retentit est la suivante : la liberté est-elle un don que l’on reçoit ou le résultat d’une lutte sur des forces adverses ? Spontanément, nous sommes tentés de souscrire plus à l’assertion qui postule que la liberté est le résultat d’une lutte qu’à la conception de la liberté comme un don reçu. En effet, l’histoire de la majorité des personnes présentées comme grandes figures de la liberté est une histoire de luttes, de combats, de martyre. De même plusieurs situations, pays ou contextes caractérisés aujourd’hui par un environnement de liberté, de droit sont rattachés à des événements de lutte : la révolution française, les luttes ou guerres d’indépendance, la lutte contre la ségrégation raciale en Afrique du Sud (l’apartheid) et aux Etats Unis… Toutefois, certaines interrogations viennent bousculer cette tendance spontanée et porte à mieux resituer la liberté par rapport aux notions de don et de lutte. Où l’être humain trouve-t-il la force, le sursaut, les motivations pour mener la lutte pour la liberté ? Ne sommes-nous pas, d’une certaine manière, déjà libres avant toute quête de la liberté ? Ne serait-ce pas un germe de liberté existant en nous qui nous porte à nous lever contre tout ce qui entrave notre liberté ? Que révèle la forte aspiration humaine à la liberté ? La liberté est-elle inhérente à la condition humaine ou le fruit d’une conquête dictée par la culture ? La liberté est-elle antérieure aux luttes ou au terme des luttes ? La liberté est-elle un état intérieur ou un constat extérieur ? 

 

Toutes ces questions, émises au fil de cette introduction, seront réorganisées pour constituer la deuxième partie du développement de notre travail où nous analyserons les conceptions de la liberté comme don d’une part et comme résultat d’une lutte d’autre part. La première partie, quant à elle, sera consacrée à la compréhension des termes. En troisième partie, restant dans le cadre du cours « une morale du bonheur », nous mettrons en relief les relations entre liberté et bonheur et leurs implications suivant l’une et l’autre des deux conceptions.

 

1. Comprendre les termes pour poser une problématique

 

Loin de se limiter à une définition des termes, cette partie fera un tour des diverses compréhensions des concepts clefs de ce travail et des implications qu’elles entrainent. Ces éléments ainsi mis en exergue ici ne seront plus repris dans la deuxième partie où nous proposeront des réponses aux questions soulevées.

 

  • Liberté

Une expression en rapport avec la liberté souvent entendue ici et là – non pas seulement chez les jeunes comme on pourrait le croire à tort – et qui révèle le grand malaise sémantique que couve le terme est bel et bien : «  je suis libre de faire ce que je veux ».  Réfléchir sur la liberté, en ayant à l’esprit une telle expression, me fait penser à la crise qu’a connue une bonne partie des pays africains subsahariens dans les années 90 à l’avènement de la démocratie après plusieurs décennies de dictature ou de parti politique unique. « Nous sommes en démocratie, je fais ce que je veux ». C’est la formule qu’objectait aussi bien le petit enfant à son frère qui le brimait, que le vieil oncle, presque saoul à qui on refusait un énième verre. Le manque de culture politique a fait passer à côté de l’essentiel. La démocratie, fut-elle été un mot magique, n’a pas réussi à produire le miracle puisque son acception et sa connotation notionnelles, ses déterminants et implications étaient hélas ignorés. Le bilan de ce parcours n’est guère un motif de fierté pour l’Afrique. C’est donc toujours avec inquiétude que résonne en mon esprit des définitions de la liberté qui la cristallisent en un  « je fais ce que je veux ». Qu’est-ce donc la liberté ? La liberté est-elle réellement une licence pour faire tout ce que l’on veut ? La liberté se mesure-t-elle à la seule capacité d’aller jusqu’au bout de nos désirs ?

 

Originellement liberté, du latin « libertas, -atis » indique l’état de celui qui n'est pas esclave, l’état d’une personne qui jouit de ses droits au sein de la cité. Ce sens originel désignait une liberté sociale en opposition à l’esclavage qui n’impliquait pas l’idée de liberté politique et la notion philosophique, éthique et psychologique de la liberté. Etait donc libre, la personne qui est affranchie. Selon Hegel, avec les Grecs est née la conscience de la liberté et ils en ont fait un idéal de vie[7].

 

La réflexion sur la liberté chez les philosophes grecs est marquée par les relations qu’ils mettent entre liberté et mesure, liberté et loi, liberté et autonomie, liberté et bonheur, individu et communauté. 

 

Dans le Gorgias[8], Calliclès affirme que la liberté et le bonheur d’un homme résident dans sa capacité à assouvir tous ses désirs par tous les moyens à sa disposition. Cette conception de la liberté met au centre l’individu qui est placé au-dessus des contraintes morales, sociales et juridiques. Pour Calliclès, ces restrictions seraient des freins injustes à la liberté. Cette position de Calliclès, comme le souligne Socrate, exprime la définition courante de la liberté : la liberté, c’est la possibilité de faire coïncider notre volonté et notre action. « Ce n’est pas sans noblesse, Calliclès, que tu as exposé ton point de vue, tu as parlé franchement. Toi, en effet, tu viens de dire clairement ce que les autres pensent et ne veulent pas dire »[9].

 

Socrate et Platon, allant contre cette conception centrée sur l’affirmation de soi, rappellent qu’il s’agit là d’une confusion de la liberté et de la réalisation des désirs personnels. En effet, les sophistes mettaient une opposition radicale entre la nature (de l’homme) et la loi (qui lui est imposée) : « ce n’est pas par l’attachement aux lois et aux traditions (qui désormais sont relativisées comme n’étant qu’humaines), mais c’est par l’obéissance à sa nature propre et au choix de ce qui lui est préférable que l’individu doit conquérir sa liberté ».  Contrairement à ces derniers, Socrate, proposant l’examen critique de soi-même, définit « qu’être libre c’est faire ce qui est le meilleur, ce qui suppose qu’on sait ce qui est le meilleur. La connaissance de ce qui chaque fois est le mieux ne dépend pas uniquement d’une recherche méthodique ni de la monition du “daimôn[10]”, mais il faut être prêt à une purification morale, par l’exercice de la maîtrise de soi visant une parfaite autarcie[11] »[12]. Socrate place la liberté au terme d’un cheminement de connaissance qui implique une maîtrise de soi renouvelée jusqu’à la certitude d’être en présence du meilleur.

 

Epictète, restant dans une logique d’absence de contraintes et de coïncidence entre l’action et la volonté, définit ainsi la personne libre : « Est libre celui qui vit comme il veut, qu’on ne peut ni contraindre, ni empêcher, ni forcer, dont les volontés sont sans obstacles, dont les désirs atteignent leur but, dont les aversions ne rencontrent pas l’objet détesté »[13].

 

Paul Ricœur, propose d’aborder la question de liberté à trois niveaux. Le premier niveau est celui du langage ordinaire où « libre » est un adjectif qui caractérise certaines actions humaines présentant des traits remarquables : une intention, des raisons d'agir, assignables à un agent responsable, etc. L'expression « libre » fait alors partie d’un réseau de notions : projet, motif, décision, raison d'agir, auteur responsable, etc. 

 

À un deuxième niveau, celui de la réflexion morale et politique, la liberté « désigne une tâche, une exigence, une valeur, bref quelque chose qui doit être et qui n'est pas encore ; réfléchir sur la liberté, c'est réfléchir sur les conditions de sa réalisation dans la vie humaine, dans l'histoire, au plan des institutions. (…) Dès lors le mot même de « liberté » figure et fonctionne dans un réseau différent du précédent ; on y rencontre des expressions telles que : « norme », « loi », « institution », « pouvoir politique », etc. » 

 

Le troisième niveau du discours, celui de la philosophie fondamentale, part d'une interrogation : « comment la réalitédans son ensemble doit-elle être constituée pour qu'il y ait dans son sein quelque chose comme la liberté ? » Pour Paul Ricœur, cette question ontologique, c'est-à-dire une question sur l'être de la liberté, place le mot « liberté » dans le champ des notions qui concernent des modes d'être : causalité, nécessité, déterminisme, contingence, possibilité, etc.[14]

  • Don

Le don peut être compris comme l’action de céder quelque chose que l’on a ou l’acte de faire du bien à autrui gratuitement. L’accent est mis sur la gratuité. Un acte gratuit est un acte posé sans contrepartie, sans rien attendre en retour. 

 

En sciences humaines, le don a fait l’objet de plusieurs approches. Nous retiendrons ici deux principales approches qui rentrent dans l’économie de notre devoir car elles situent le don par rapport à la liberté et à la contrainte. Il s’agit d’une part de l’approche morale dans laquelle le don est perçue comme un acte individuel et libre et d’autre part de l’approche sociologique met en exergue la dimension collective voire contraignante du don qui s’inscrit dans un ensemble préétabli d’interactions. 

 

Dans la conception de la philosophie morale, à la différence de la bienfaisance au profit du groupe – que Sénèque qualifie de vertu[15] – le don est acte individuel par son agent et son destinataire, « ce qui compte, c’est la qualité de celui qui donne, de celui qui reçoit »[16]. La valeur du don réside dans son adaptation à la personne du bénéficiaire : « il faut aussi tenir compte de la personnalité de celui à qui nous donnons ».[17] Pour Saint Thomas, bien que moralement obligatoire, le don est un acte spontané, qui inaugure une relation à la différence de la remise de dette ;  il ne constitue ni une restitution, ni une rétribution due aux mérites d’autrui. Le don est également désintéressé et celui qui donne ne compte pas : il ne recherche ni un gain direct, ni un profit indirect (le prestige de la bienfaisance), le don est donc un acte discret (cf. Mt, V, 1-4 ; Coran, II, 273).[18]

 

L’approche sociologique, « collectif, socialement imposé, ritualisé, ostentatoire, le don est une forme de relation propre à des groupes sociaux où la distinction du juridique, de l’économique, du religieux et de l’esthétique n’est pas effectuée. Bien qu’il ne soit pas gratuit, il serait abusif de voir dans ce type de don un mensonge social (qui supposerait un hiatus entre l’être et le paraître) »[19].

 

Notons toutefois que le don social n’est pas un contrat social fondé sur une relation d’intérêts et dont l’exécution ou le respect des clauses serait contrôlé par la société ou une institution. Le don social est porté par une compréhension de la société comme communauté et non une agrégation d’individus. 

De ces deux approches, nous retenons que le don peut soit être gratuit, spontané, libre et discret (don moral), soit prescrit socialement, impliqué par la relation de groupe, ostentatoire et non gratuit mais vrai (don social).

  • Lutte

Le mot lutte fait généralement référence au niveau physique à un combat, un affrontement,  entre deux personnes ou deux groupes ; au niveau de l’esprit, il suggère plus une opposition d’idées, une dispute. On parle également de lutte, en pensant à un combat mené contre quelque chose de mauvais (par exemple une maladie, un handicap), contre un obstacle, une situation dont on veut voir la fin (et dans cette perspective, la lutte fait penser à des notions comme soulèvement, contestation, affrontement, agitation). 

 

Aujourd’hui, l’utilisation courante du mot lutte renvoie plus à des disciplines sportives et d’autres mots prennent le pas sur la lutte quand il s’agit de désigner des situations de conflit ou d’opposition. Cependant, on la retrouve dans une expression dont la combinaison des mots porte à envisager une autre compréhension du mot ; il s’agit de la « lutte non violente ». 

 

La paternité de la philosophie et de la logique véhiculées par cette expression est rattachée à Mohandas Gandhi[20]. Le Satyagrapha ou le principe de la lutte non violente par la désobéissance fut lancé en 1919 par Gandhi dans le cadre de la lutte pour l’indépendance de l’Inde et la reconnaissance des droits civiques, et reconnu en 1920 comme programme par le Congrès National Indien.[21] L’absence de violence signifie, ici, absence d’utilisation d’armes, interdiction de faire couler du sang, de nuire ou de causer du tort à autrui. Aller contre la spontanéité de l’instinct de survie et d’auto-défense, en s’abstenant d’utiliser des moyens violents pour contrer la violence et l’oppression n’est-il pas se faire violence à soi-même ? 

 

Aux Etats Unis, Martin Luther King, dans la lutte pour l’égalité de traitement pour les Noirs, s’est inscrit dans la perspective de la lutte non violente en appelant au boycottage des transports publics de Montgomery, en Alabama. Les sacrifices consentis pour rendre effectif le boycotte, ne constituent-ils pas une violence faite à soi – pour un bien meilleur ? Comment concevoir une lutte sans violence ? 

 

La liberté est-elle le résultat d’une lutte sur des forces adverses ? Le terme lutte est déterminé par les forces adverses. La question aurait pu être de savoir si la liberté résulte d’une lutte. Dans ce cas, elle resterait ouverte et donnerait lieu à des spéculations pour déterminer l’objet de la lutte. En précisant qu’il s’agit d’une lutte sur des forces adverses, les limites du sujet sont bien définies. Et l’utilisation de la préposition sur et non contre ou avec – à moins qu’il ne s’agisse pas d’un emploi à dessein –, amène à approfondir la résonnance sémantique du terme lutte dans le contexte de ce sujet. 

 

En effet, les prépositions avec et contre, utilisées avec les mots lutte ou lutter, introduisent un complément désignant le ou les adversaires contre lesquels est menée la lutte. Dans cette perspective, lutte est généralement employé dans le sens de « combattre, affronter physiquement » ou de « tente d’imposer ses idées ou sa volonté ».[22] Le choix d’utiliser la préposition sur, empêche de réduire les forces adverses à des sujets ou objets extérieurs à la personne qui serait en situation de lutte. Nous envisagerons donc les forces adverses d’une part comme des forces externes (dont l’existence et le déploiement reposent sur la volonté de tierces personnes) et d’autre comme des forces internes à la personne elle-même.

 

2. La liberté : don ou résultat de lutte ?

 

   2.1. Liberté comme don

 

En abordant la liberté comme don, nous faisons le choix de présenter en premier la liberté comme capacité humaine innée et en second liberté comme don de Dieu. Ce choix est guidé par une volonté de partir d’abord des constats existentiels qui s’offrent aux hommes avant une approche qui fait appel à des présupposés comme la création, le lien entre l’homme et Dieu.

  • Liberté comme capacité humaine innée

Au premier niveau de sa définition trilogique,[23] Paul Ricoeur part du langage ordinaire où « libre » est un adjectif qui caractérise certaines actions humaines. La liberté suppose, dans cette économie, certaines caractéristiques : une intention, des raisons d'agir, assignables à un agent responsable, etc. La liberté, comprise ainsi devient un attribut de définition de l’être humain. La nature humaine n’implique-t-elle pas une forme de liberté ? 

 

L’organisation sociale montre qu’on attend d’une personne humaine qu’elle fasse montre de liberté, c’est-à-dire d’une capacité à juger – « le bons sens »  –, d’une capacité à se décider, d’une aptitude à prendre l’initiative de l’action et, en fin de processus, d’une aptitude à assumer la responsabilité de ses choix et actions. Cette forme de liberté est supposée innée en chaque personne. La socialisation ne communique pas la capacité d’être libre mais, par l’éducation et les régulations sociales, elle crée les conditions et renforce son exercice.

 

Dans cette perspective, la liberté est si intimement liée à des notions comme décision, motivation, responsabilité, qu’il devient difficile d’imaginer le déploiement d’une vie humaine privée de liberté. On comprend alors, que l’homme ne peut supporter ou accepter perdre la liberté. Aussi la liberté fut-elle une faculté innée, implique toujours une lutte pour sa sécurisation et son expression. 

  • Liberté comme don de Dieu

La démarche réflexive qui amène à dire que la liberté est une faculté innée ne peut pas s’arrêter là. Elle doit se poursuivre par une question : d’où vient cette faculté naturelle ? Ou plus largement, quelle est la référence de la nature humaine ? 

 

Dans la logique, de l’homme posé comme une créature de Dieu, il est clair que l’être humain tient sa nature de Dieu. De ce fait, toute capacité naturelle – la liberté donc – est un don de Dieu.

 

 « Tout est don, dans une conception chrétienne de la morale, si on y réfléchit bien. Conscience et volonté, loi morale, habitus et vertus, liberté et responsabilité : qu’avons-nous que nous n’ayons reçu, de Dieu et des autres, ou de Dieu par les autres. Si nous  étions  plus conscients  de  ce  don  qu’est notre  vie,  nous  serions  protégés  de  tout  pélagianisme  et  de  tout volontarisme : il ne s’agit pas, en effet, de courir après un but éloigné, qui serait Dieu que l’on atteindrait  au  prix  de  ses  efforts,  mais  de  reconnaître  que  dans  la  vie  morale  comme  dans  la foi, le don de Dieu nous précède ; ce que nous sommes vient de lui par création, ce que nous sommes capables de faire ou de comprendre vient de lui par grâce ».[24]

 

Dans le livre de la Genèse[25], Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance… » et « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, il les créa homme et femme ». Cette création à la ressemblance de Dieu indique une origine de la liberté de l’homme. C’est parce que l’homme est créé à l’image de Dieu, qu’il a la faculté de liberté.

 

« C'est  en  tant  qu'il  exerce  sa  liberté  et  son  intelligence  dans  des  choix  moraux  que l'homme  est  à  l'image  de Dieu.  La  liberté  n'est  pas  accessoire  à  ce  qui  fait  la noblesse humaine,  elle  n'est  pas  un  beau  risque  pris  par  le  créateur,  elle  est  fondamentalement  ce  qui fait que l'homme lui ressemble ».[26]

  • Liberté comme don de la société

Dans les deux parties précédentes, nous avons montré la liberté comme une faculté naturelle découlant de la création de l’homme par Dieu. Ici, nous aimerons réfléchir sur la part de la société dans l’existence sécurisée et l’exercice possible de la faculté de liberté. 

 

La liberté est une faculté intrinsèquement liée à la nature humaine. Cependant, la réalité nous montre que la société joue un rôle important pour garantir la liberté. La société énonce donc des normes, met en place des institutions pour limiter et permettre ainsi l’expression de la liberté de tous.

 

« La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi ».[27]

 

« La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui : elle a pour principe la nature ; pour règle la justice ; pour sauvegarde la loi ; sa limite morale est dans cette maxime : Ne fais pas à un autre ce que tu ne veux pas qu’il te soit fait ».[28]

 

La liberté est un don de la société dans la mesure où c’est la société qui crée et maintient les conditions de la réalisation de la liberté dans la vie humaine.

 

   2.2. La liberté comme résultat d’une lutte

 

Eugène Delacroix, inspiré de la révolution des Trois Glorieuses, a réalisé en 1830 une huile sur toile « La Liberté guidant le peuple ».[29]  Cette œuvre a souvent été présentée comme symbole de la démocratie ou de la République française. Elle incarnerait l'idéal révolutionnaire et le combat pour la liberté. La popularité, la réception et la postérité de cette œuvre montre combien est ancrée dans les mentalités que la liberté est au terme d’une lutte.

  • Liberté comme résultat d’une lutte 

Nous aborderons cette partie en trois niveaux : la lutte pour acquérir la liberté, la lutte pour conserver la liberté et la lutte pour respecter la liberté d’autrui. 

  • Lutte pour l’acquisition de la liberté 

En pensant à la liberté comme résultat de lutte, il nous vient à l’idée toutes les luttes pour la liberté menées par des communautés : révolution française, la lutte des prolétaires, les luttes d’indépendances, le printemps arabe, régime dictatorial renversée. 

 

Tout au long de l’histoire, des groupes de personnes se sont insurgés contre des systèmes d’oppression, des conditions de vie et de travail qui ne respectaient par leur dignité et leur liberté. Certaines luttes marquent encore les consciences humaines : les luttes contre l’esclavagisme, la lutte contre l’antisémitisme et les luttes contre les ségrégations raciales.  Ces luttes restent retentissantes car elles portent sur des situations qui ne parviennent pas être totalement éradiquées. Cela pose la question du terme de la lutte pour la liberté. La lutte pour l’acquisition de la liberté est-elle un processus sans fin ?

  • Lutte pour la conservation de la liberté

La lutte pour l’acquisition de la liberté se poursuit par une lutte pour se maintenir dans la liberté. Finalement, la lutte n’est pas juste une voie d’acquisition de la liberté. La lutte devient inhérente à la réalité de liberté. Il ne peut avoir de liberté détachée de lutte. La  conception de la liberté implique forcément une dimension qui fait référence à la lutte (une lutte qui n’est pas toujours dirigée vers des forces externes). Il s’agit d’une lutte pour la vie et comme le dit Louis Dumur « Dans la lutte pour la vie, il y a certes plus de l’amour pour la lutte que l’amour de la vie »[30].

 

Il y a des luttes pour la liberté qui n’ont pas abouti, elles ne sont pas pour autant vaines car « la dignité est dans la lutte, elle n’est pas dans l’issue du combat »[31].

  • Lutte pour respecter la liberté des autres 

Une fois notre liberté assurée, il devient impérieux de veiller à ne pas sacrifier la liberté des autres pour le maintien de la nôtre. Il faut veiller à ne pas changer de rôle ! « Quand on lutte contre des monstres, il faut prendre garde de ne pas devenir monstre soi-même. Si tu plonges longuement ton regard dans l’abîme, l’abîme finit par ancrer son regard en toi »[32]

 

3. Les autres : un frein ou un appui pour la liberté 

 

  • « Ma liberté s’arrête quand commence celle d’autrui »

 

La fameuse citation « ma liberté s’arrête quand commence celle d’autrui » peut avoir deux sens diamétralement opposés. D’une part, pour être libre il faut que la liberté des autres ne commence pas. D’autre part, pour garantir la liberté de tous, il faut accepter mettre des règles à l’exercice de la liberté de chacun. 

 

La liberté personnelle s’épanouit et devient une liberté charitable quand elle sert la liberté d’autrui. Penser que la liberté d’une personne s’arrête quand autrui commence à jouir de sa liberté peut porter à une résistance à permettre ou à faciliter la jouissance de leur liberté aux personnes sur qui nous avons, d’une manière ou d’une autre, une ascendance, un droit de décision. 

 

Nous pouvons être libres ensembles et nous le devons d’ailleurs ! Ma liberté commence véritablement quand elle ouvre des possibilités de liberté aux autres. Je dis possibilités car, après tout, nul ne peut contraindre autrui à jouir de sa liberté et également il faut une décision et un engagement personnel pour acquérir et se maintenir dans la liberté. 

 

  • La dialectique du maître et de l’esclave

Le rapport entre le maître et son esclave est atypique de cette logique de « ma liberté s’arrête quand commence celle d’autrui ». En effet, il semble inconcevable que dans une relation maitre-esclave, l’on puisse être en présence de deux libertés. La logique voudrait forcément, qu’une liberté (celle de l’esclave) soit mise en parenthèse ou subordonnée à l’autre (celle du maître) au point qu’elle ne puisse s’exprimer que dans une sphère réduite où le maître est absent. 

 

Cette question est importante sur le plan éthique surtout dans le contexte actuel de certains pays africains marqué par les changements dictés par l’urbanisation et l’individualisme. En analysant le rapport maître-esclave, je n’ai pas en arrière fond la dialectique du Maître et de l’Esclave de Hegel[33], mais plutôt la condition des jeunes filles ou garçons, travailleurs domestiques. Sur ces derniers, dans certains cas, les employeurs ont une domination qui leur donne le droit de dicter des règles aussi bien pour leur travail que pour leur vie (sortie de la maison, heure de repos et de sommeil, visite, menu de repas toujours imposé ; pas de possibilité d’avoir de pratiques religieuses sinon dans le meilleur des cas, aller au culte religieux de l’employeur, …). 

 

Que dire aux personnes – aux chrétiens – qui vivent une telle situation qu’elle soit dans le rôle de maitre ou d’esclave ? Pour être libre – pour être heureux – nous avons besoin de personnes qui nous aident, qui nous rendent service, qui nous procurent certaines facilités, rappelons-nous souvent que ces personnes qui se dévouent à notre service ont aussi le droit et le besoin d’être libre, d’être heureux ? Au fond, peut-on goûter à une forme sublimée de liberté, dans une situation d’exploitation, de privation, quand aucune autre option ne semble, pour l’instant, envisageable ? 

 

Conclusion 

 

La liberté est-elle un don que l’on reçoit ou le résultat d’une lutte sur des forces adverses ? Au terme de cette réflexion, nous avançons que la liberté peut aussi bien être considérée comme un don que l’on reçoit que le résultat d’une lutte. En effet, en posant la personne humaine comme un être capable de liberté – un liber –, en postulant la liberté comme don de Dieu et en comprenant les garanties d’exercice de la liberté comme don de la société, la liberté passe pour un don que l’on reçoit. Cependant, l’analyse de l’histoire qui met en relief tant de luttes pour la liberté, indique que la liberté, qu’elle soit don ou pas, n’advient véritablement qu’avec la lutte.

 

Il est clair que la conception de la liberté comme don et celle de la liberté comme résultat d’une lutte ne sont pas incompatibles ni antagoniques. Le don n’exclut pas la lutte, du moins pour l’émergence et la conservation. 

 

Toutefois, la conception actuelle courante de la liberté comme une faculté innée est problématique. En effet, cette perception de la liberté pousse à la sacralisation d’une forme de liberté mal comprise, mal définie et mal présentée. Ainsi, des luttes pour la liberté sont portées par le désir d’évacuer toutes formes d’oppression. Or une liberté mal comprise amène à confondre ce qui constitue de réelles oppressions et des limites indispensables à un juste exercice de la liberté. 

 

« En effet, on a souvent l’impression aujourd’hui que l’on cherche à  défendre  sa liberté  contre  toutes  les formes d’oppression,  comme  si  on  savait  ce  que  c’est  au  départ,  et comme si on était libre par essence. L’homme libre moderne, c’est celui qui peut faire tout ce qu’il veut, qui peut regarder devant lui tout l’éventail des choix possibles, en considérant qu’ils sont tous possibles. Et toute circonstance qui vient limiter ce choix ou qui vient faire réaliser que tout n’est pas possible est considérée comme une atteinte à la liberté »[34].

 

Comment défendre la liberté, quand on ignore ce qu’est véritablement la liberté ? Le risque de devenir esclave d’une liberté qui n’en est pas une n’est-il pas à craindre aujourd’hui ? Faut-il être libre avant d’être heureux ? La liberté intérieure suffit-elle à l’avènement du bonheur ou faut-il nécessairement être libre de toute contrainte extérieure avant de goûter au bonheur ?

 
 
Romain Semenou,
14/11/2018


[1] Allemagne, Argentine, Colombie, Ghana, Guatemala, Honduras, France, Iran, Lettonie, Libéria, Lybie, Malawi, Namibie, République Dominicaine, Saint-Martin, Salvador, Sierra Leone, Soudan du Sud, Syrie, Tanzanie, Togo, Tunisie, Viêt Nam, Zimbabwe, …

[2] Uruguay, Grèce, Chypre, New Hampshire, devise officieuse de la Première République française sous la Convention entre septembre 1792 et mai 1804.

[3] La liberté sera définie dans la suite du développement.

[4] « Je chante avec toi liberté » est une chanson de 1981 écrite par Pierre Delanoë et Claude Lemesle et interprétée par Nana Mouskouri. 

[5] Paul Éluard a écrit le poème Liberté en 1942, comme une ode à la liberté face à l'occupation allemande. Le titre initial du poème était Une seule pensée.

[6] Nelson Mandela, Long Walk to Freedom: The Autobiography of Nelson Mandela, Little Brown & Co, 1994, 558 p. C’est le récit autobiographique de la vie de Nelson Mandela, depuis son enfance jusqu'à son premier mandat de président. Le livre aborde les 27 ans de prison et son combat pour la reconnaissance des droits des Noirs en Afrique du Sud.

[7] EICHER, Peter, (sous la direction de), Dictionnaire de théologie, cerf, Paris, 1988, p.352.

[8] Platon (trad. Monique Canto-Sperber), Gorgias, dans Œuvres complètes, Éditions Flammarion, 2008 (1re éd. 2006).

[9] Le Gorgias, 492e.

[10] Le Daimôn est, chez Socrate, un génie personnel, une divinité intérieure qui inspire le jugement, un intermédiaire entre les dieux et les mortels.

[11] Autarcie vient de l'adaptation du grec autarkeïa, de autos, soi-même et arkein, c'est-à-dire protéger, secourir, se suffire.

[12] EICHER, Peter, (sous la direction de), Dictionnaire de théologie, cerf, Paris, 1988, p.352-353.

[13] Epictète, Entretiens, IV, I, I.

[14] Paul RICŒUR, « Liberté », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 16 août 2018. URL : https://www-universalis--edu-com.studeo.icp.fr/encyclopedie/liberte/.

[15] Sénèque, De Beneficiis, I, 14. 

[16] Sénèque, De Beneficiis, II, 16, 1-2, cité par Benoist Stéphane, « Les rapports sociaux dans l’œuvre de Sénèque : l’homme dans la cité », in MOLIN Michel, Les Régulations sociales dans l’antiquité, PUf, p 55-70. 

[17] Sénèque, De Beneficiis, II, 15,3.

[18] André Jacob (sous la direction de), Encyclopédie philosophique universelle, les notions philosophiques, dictionnaire, Tome 1, article Don, Puf, 2ème edition, 1998, Paris, p 686.

[19] André Jacob (sous la direction de), Encyclopédie philosophique universelle, les notions philosophiques, dictionnaire, Tome 1, article Don, Puf, 2ème edition, 1998, Paris, p 686.

[20] Il faut souligner toutefois que la non-violence est un principe depuis prescrit par le christianisme, des religions de l’Inde, l’Islam et certains philosophes. Cf. Kahwa Njojo, Ethique de la non-violence ; Etudes sur Jésus selon les évangiles, Globethics.net Theses N°, Ed. Christoph Stückelberger, Université de Bâle, 2013, p.93.

[21] Cf. Jean-Marie Muller, « La non-violence comme philosophie », in http:/www.larevuedesressources.org, La Revue des ressources, mars 2013.

[22] Banque de dépannage linguistique, Syntaxe, Les prépositions, Préposition après un verbe, « Lutter », bdl.oqlf.gouv.qc.ca, consulté le 06/09/2018 ;

[23] Présentée dans la première partie.

[24] GUEULLETTE, Jean-Marie, Pour une morale du bonheur, Etape 7, p 2

[25] Gn 1, 26-27.

[26] GUEULLETTE, Jean-Marie, Pour une morale du bonheur, Etape 2, p 3.

[27] Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, Article 4.

[28] Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 24 juin 1793, préambule de le Constitution.

[29] En annexe. 

[30] Louis DUMUR, Petits aphorismes sur la vie, 1892.

[31] Pierre BILLON, Le livre de seul, 1983.

[32] Friedrich NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal, 1886.

[33] HEGEL, Phénoménologie de l’Esprit.

[34] Jean-Marie GUEULLETTE, Pour une morale du bonheur, Etape 8, cours, pdf, www.domuni.eu, p. 2.



20/06/2023
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