Eschatologie : de la culture éwé à la foi Xne!
Eschatologie:de la culture éwé à la foi chétienne!
Introduction
L’homme se distingue des animaux, entre autres, par le fait qu’il enterre ses morts. Ceci ne s’explique pas seulement par le respect du corps des défunts mais surtout par la croyance en une certaine forme de vie après la mort. C’est pourquoi déjà à l’époque du Paléolithique supérieur, les morts étaient enterrés avec des ustensiles diverses, des armes de chasse, etc. pour faire face à leur besoins dans l’autre vie. Un des moteurs de l’interrogation des hommes sur une éventuelle vie après la mort a été la question de la rétribution. Constatant que le bien n’est pas toujours récompensé, et choqués par le scandale des méchants et des mauvais profitant sans vergogne de leurs méfaits, les hommes religieux en sont arrivés à croire en une vie et en une rétribution après la mort. L’homme religieux éwé du Grand Kloto n’est pas du reste. Quelle conception a-t-il de la vie après la mort ? Que font les morts dans l’au-delà ? Quels rapports existe-t-il entre vivants et morts ? Telles sont les interrogations auxquelles nous tenterons de répondre dans notre devoir. Dans un premier temps, nous présenterons le milieu et l’anthropologie des Ewé du Grand Kloto, puis nous aborderons la réalité de la mort (définition, mythes, conception et typologie), la présentation de l’au-delà et les relations entre vivants et morts en second mouvement. Enfin nous initierons une confrontation de la conception eschatologique éwé avec la doctrine chrétienne, avant de conclure.
I- Présentation du milieu et de l’anthropologie
- 1. Géographie
Le grand Kloto, partie Ouest du diocèse de Kpalimé, se situe dans la région des plateaux. Il regroupe les préfectures de Kloto, d’Agou, de Kpélé-Akata et de Danyi. Il est situé au Sud-ouest du Togo et limité à l’Ouest par le Ghana, à l’Est par les préfectures de Haho et du Zio, au Nord par les préfectures de Wawa et d’Amou dans le diocèse d’Atakpamé et au Sud par la préfecture de l’Avé dans l’archidiocèse de Lomé.
- 2. Les différents composants
Le grand Kloto est composé des Ewé autochtones formant aujourd’hui de seize cantons qu’on peut regrouper sous ces noms : les Agou, les Agotimé, les Kati, les Tové, les Agomé, les Fiokpo, les Hanyigba, les Kuma, les Kamétonou, les Yokélé, les Kpimé, les Lavié, les Akata, les Kpélé, les Danyi et les Yikpa.
Il y a aussi les Ahlon qui constituent une ethnie autochtone mais minoritaire. A ces divers groupes s’ajoutent d’autres populations allochtones : les Kabyè, les Nawdba, les Kotokoli, les Haoussa et les Nago.
- 3. Anthropologie Ewé du Grand Kloto
Les Ewé du grand Kloto ont une conception pluridimensionnelle de l’homme. L’homme est appelé en ewé « Amegbetᴐ ». Cette expression est composée de deux mots= Ame (l’homme)- Agbetᴐ (possesseur de la vie ou qui à la vie) il peut être désigné aussi par chacun de ces mots :
- « Ame » : c’est l’homme bon. C’est l’individu, terme spécifique pour qualifier un homme bienveillant, charitable, compatissant qui sait partager les joies et les peines, bref c’est un humain.
- « Agbetᴐ» (possesseur de la vie). C’est l’expression Ewé qui désigne l’homme bon ou mauvais. Dans ce sens, pour désigner l’homme masculin on dit « ŋutsu » et le féminin « nyᴐnu »
En milieu Ewé du grand Kloto, l’homme est conçu sous les dimensions suivantes :
- « ŋutilã » (corps) C’est la partie visible et superficielle de l’homme. C’est l’entité palpable qui est au regard de tout le monde. C’est lui qui attire ou (qui) répugne. En d’autres termes, le corps est la surface de démarcation entre le visible et la réalité invisible.
- « Gbᴐgbᴐ » (Esprit)= C’est le souffle vital qui est intrinsèque à l’homme. Il est très lié à l’homme et désigne l’état vivant du corps. Il est fini et sa fin est signe de mort. Bref, « gbᴐgbᴐ » est le souffle qui maintient la relation entre « ŋutilã » et « Luυᴐ », c'est-à-dire la vie qui nait dans le corps en communication avec l’âme.
- « Luυᴐ » (âme)= C’est la forme invisible de l’homme, ce qui définit sa personne. C’est l’entité importante en pays Ewé.
- « Dzitsigna » (conscience)= c’est la voix intérieure qui s’entend personnellement. C’est une voix qui précède tous nos actes. Elle oriente l’homme vers le bien.
- « Vᴐvᴐli » (double)= c’est le corps spirituel de l’homme que certains assimilent à l’âme. Il peut être autonome dans certains cas et lorsqu’il est agressé, le corps physique s’en trouve affecté.
Il y a également d’autres éléments qui ne sont pas intrinsèquement liés à la composition de l’homme. Ce sont entre autres « Se » et « Dzᴐtᴐ ».
- « Se »= Il est invisible et individuel à chacun. C’est le destin. Pour certains et selon certains mythes de la création, « Ese » serait le « Mawugã », le Dieu Suprême qui a crée l’homme avec la collaboration du « Dzᴐtᴐ » qui apporte de l’argile pour modeler le corps humain.
- « Dzᴐtᴐ »= C’est l’ancêtre réincarné (Amedzᴐdzᴐ). Ce « dzᴐtᴐ » doit être identifié ou reconnu le plus tôt possible.
II- Réalité de la mort
- 1. Définition
La mort ne peut être définie que par rapport à la vie. Elle se présente comme la fin de la vie terrestre et le début d’une autre vie dans l’au-delà, bref elle est considérée comme un départ et non un anéantissement total. Ce départ signifie donc que les vivants ne peuvent plus collaborer physiquement avec le mort mais seulement spirituellement. Chez les Ewé du Grand Kloto, la mort est perçue comme une réalité complexe : elle commence lorsque les forces de l’individu s’affaiblissent ; elle atteint son sommet quand le souffle et les battements du cœur cessent ; elle se poursuit pendant que les parents s’apprêtent aux rites de libation, et s’achève le jour où la parenté célèbre les funérailles, donnant ainsi la permission au défunt de traverser la rivière (demagbᴐnugbe ou azizãnu) qui l’introduit dans l’au-delà. La mort suscite cependant des foisonnements de questions auxquelles les hommes n’ont jamais pu totalement trouver réponses. Elle reste pour l’homme du Grand Kloto, la grande inconnue.
Pour illustrer la réalité de la mort, nous en présentons quelques mythes :
Mythe 1
La Mort et la Vie étaient des mariés qui s’aimaient vraiment. Il arriva un jour que la vie vint à concevoir et à mettre au monde des jumeaux : un garçon et une fille. Elle les cacha à son mari la Mort. Chaque fois que cette dernière venait demander d’après les enfants, la Vie refuse de les lui montrer. Furieuse, la Mort décida de les éliminer à cause de la dureté de cœur de sa femme la Vie. C’est ainsi que la mort s’est introduite dans la vie des hommes.
Mythe 2
La mort était un homme qui habitait une ferme isolée, avec ses femmes et ses enfants. Un jour, un vivant alla lui dérober du feu. La mort le poursuivit jusqu’à son village. Depuis ce jour, la mort rôde autour du village, tuant tous ceux qu’elle rencontre. Un enfant qui s’écarterait de l’agglomération, par exemple, pour aller jeter les ordures au dépotoir risquerait de rencontrer la mort. Celle-ci « Eku » ou « Tsalagatsi » se présente sous l’aspect d’un homme hideux (horrible) qui assomme sa victime avec une massue.
Mythe 3 (sur l’invincibilité de la mort)
Il y avait un jour une femme qui ayant perdu sa fille, pleurait sans cesse et se mit à errer partout pour trouver un remède contre la mort afin de ramener sa fille à la vie. Elle rencontra, chemin faisant, un vieillard qui s’enquit de la cause de ses pleurs. Elle lui répondit : « ma fille morte, je veux lui retrouver la vie ». Le vieillard lui dit : « il n’y a qu’un seul palliatif au mal qui te tracasse ; repart dans le village et trouve moi des noix de palme dans une famille où il n’y a jamais eu de mort. »
Ces différents mythes et la riche expérience de la mort des Ewé du Grand Kloto alimentent des conceptions de la mort.
- 2. Conceptions de la mort
La mort est conçue chez les Ewé comme un passage, un changement d’état. C’est aussi le phénomène qui rompt le rythme de la vie sans y mettre fin. Celui qui vient de mourir vit de façon mystérieuse sur cette terre et parfois manifeste sa présence dans la nuit. A cause de cela, l’Ewé du Grand Kloto ne balaie pas la cour la nuit ; il ne jette pas de l’eau, de peur de mouiller les revenants « ŋᴐliwo ». Ceci est une tradition.
Pour exprimer l’idée de mort, les expressions suivantes sont employées :
ü Etrᴐ megbe = il a tourné le dos
ü Eku = il est mort
ü Doƒe menyo nԑ o = sa couche n’est plus bonne
ü Megali o = il n’est plus
ü Emia nu = il a fermé la bouche
ü Egbe dze = il a refusé le sel
ü Eyi nake gbe = il est parti cherché du bois de chauffe (pour les hommes)
ü Eyi tᴐme = elle est partie puiser de l’eau au marigot (pour les femmes)
Cette liste montre que les Ewé du Grand Kloto préfèrent des expressions imagées pour annoncer le décès ou la mort d’un individu.
Il est dit qu’à la sortie du corps, l’âme, à petits pas, s’éloigne de la personne. Si l’âme revient, le corps reprend vie (« Kuvi »). Mais si elle s’en va définitivement le corps reste inanimé.
Pour traduire clairement cette conception de la vie et de la mort chez les Ewé, nous pouvons emprunter les mots de SENEQUE[1] : « comme le sein maternel qui nous porte neuf mois ne nous forme pas pour l’habiter toujours, mais pour ce monde (…) ainsi le temps qui s’écoule de l’enfance à la vieillesse nous mûrit pour une seconde naissance. Une autre origine, un monde nouveau nous attend. »
- 3. Typologie de la mort
Il n’y a pas de mort standard, de mort uniforme et unitaire. Chez les Ewé du Grand Kloto, chaque mort qui frappe chaque personne, loin de détruire son identité personnelle et sociale, la confirme et la conforte. Car la mort qui achève un vieillard n’est pas identique à celle qui frappe un enfant. Les circonstances de la mort en déterminent les différents types : « Kunyui » ou bonne mort et « Kuvᴐe » ou mauvaise mort.
- Bonne mort « Kunyui »
La bonne mort est celle qui s’accomplit selon les normes prévues par la tradition : conditions de lieu (mourir dans le village), de temps (mourir rassasié d’années), de manière (mourir sans souffrance, sans rancune ni rancœur). Kunyui apparaît comme un voyage, une mort ordinaire, paisible, sans accident, sans maladie jugée dangereuse pour la société. On dit alors : « Eyi aƒe » (il est parti à la maison).
La bonne mort requiert que la personne meure âgée, après une courte maladie, à la maison, entourée des membres de sa famille. Toutefois les circonstances de lieu, de temps et de causes peuvent changer sans porter préjudice au type de mort. En effet quelqu’un qui est mort à la suite d’une maladie à l’étranger n’est pas mort de Kuvᴐe, de même qu’un enfant mort à la suite d’une maladie.
Pour finir, disons que la bonne mort est le vrai passage de cette vie à l’autre dans la conception de l’Ewé.
- Mauvaise mort
Le malheur le plus tragique qui puisse arriver à une personne, et par là à sa famille, est d’être victime d’une mauvaise mort. La Tradition retient comme Kuvᴐe toute mort violente et certaines morts survenues à la suite d’une maladie suscitant la pitié. En plus de la noyade et de la femme en travail, toute mort brusque d’un individu sain, affecté de plaie est une mauvaise mort. Il faut passer de la vie à la mort en douceur.
Les Ewé du Grand Kloto considèrent les cas suivants comme Kuvᴐe :
“υuku” : mort par accident de voiture
“Tᴐmeku” : mort par noyade
“Dzomeku” : mort par incendie
“Hԑnuku” : mort par opération, par épée ou tout ce qui est tranchant
“Atiwuame” : mourir écrasé par un arbre
“Daɖuku” : mourir par morsure de serpent
“Amewuɖokui” : mort par suicide
“Tudaku” : mort par fusillade
“Vidziku” : mort d’une femme en travail (accouchement)
“Teku” : mort par enflure ou hydropisie
“Aɖaυatᴐkuku” : mort du fou
“Lãleameku” : mourir tué par une bête sauvage.
En général, ces défunts sont appelés “ Ametsiaυawo” c’est-à-dire les victimes de la guerre, du combat (littéralement : ceux qui sont restés dans la guerre, le combat). En effet, les Ewé du Grand Kloto considèrent cette vie comme un champ de bataille ou de guerre. Et mourir de façon brutale ou violente dans cette vie donne l’impression qu’on est vaincu. Outre cela, la mort d’un malfaiteur, d’un criminel, d’un sorcier, est toujours considérée comme foncièrement mauvaise.
Traditionnellement, personne n’est autorisé, en cas de mauvaise mort, à se lamenter sur la dépouille mortelle. Bien au contraire, l’on doit chercher à se défaire le plus tôt possible du corps. Un tel cadavre est appelé « Dzogbetᴐ » (voué au Dzogbe), c’est-à-dire les morts qu’on doit enterrer au désert (Dzogbe), à l’écart dans une brousse pour qu’ils soient effacés définitivement et que jamais on ne retrouve plus leur trace ; ce comportement est pour l’Ewé une manière d’éradiquer le mal de la société.
Notons enfin que chez les Ewé du Grand Kloto, on peut procéder au rapatriement du double invisible « luυᴐtsᴐtsᴐ », en cas de mort violente. Et l’on croit profondément que lorsqu’on n’enlève pas le luυᴐ (âme) d’un défunt, il ne se lasse de hanter les vivants. L’enlèvement du luυᴐ se fait après l’enterrement du corps.
III- Présentation de l’au-delà
- 1. Idée de l’au-delà
La conception de l’au-delà est très vive chez les Ewé du grand Kloto. Il est généralement désigné par les mots suivants : « tsiԑƒe » (un endroit vague sous terre), « kuwode » (royaume des morts ou pays des ancêtres), « eʋeme alo aʋlime » (ravin très profond, lieu d’incertitude et mystérieux), « yᴐme » (le sein maternel, l’idée d’un retour au sein de mère terre).
Ce lieu est habité par les ancêtres, les génies, les esprits, les morts et d’autres divinités. Il est tantôt situé sur la terre, tantôt dans le voisinage de la maison. Les Ewé du grand Kloto pensent que la demeure des ancêtres, stable et digne, est aussi le lieu ou l’on goûte après une bonne mort le repos, la tranquillité et la paix. C’est aussi un endroit frais et ombragé à l’abri des fléaux et des intempéries, pourvu d’un marché où chacun se procurerait le nécessaire à sa survie. Dans la mentalité des Ewé du grand Kloto, il y a une continuité entre le monde des vivants et celui des morts. C’est pourquoi, le monde invisible où résident les morts est conçu comme le prolongement, le modèle du monde d’ici-bas. Pour y parvenir, il faut nécessairement faire un voyage qui passe par le chemin obligé, la traversée d’un fleuve du nom de « Aziza ». C’est pourquoi avant la fermeture du cercueil, les parents et familiers y déposent : « Avᴐ » (pagne) pour se couvrir la nuit ou pour se protéger contre le froid ; « hokui alo ga » (cauris ou argent) pour acheter à manger en route ou pour payer au piroguier ; pour le fumeur par exemple, sa pipe pour se satisfaire. Enfin « aba » (natte) qu’on dépose dans la tombe ou sur le cercueil dans la tombe pour se coucher en cas de fatigue au cours du voyage ou dès l’arrivée à destination.
D’autre part, notons que ce monde est divisé en trois parties : celle de « kuynuikulawo », ceux qui sont morts d’une bonne mort ; celle de « kuvᴐekulawo », les victimes de mauvaise mort et celle de « amebadawo », les mauvais (sorciers, meurtriers ou assassins) qui selon certains sont parfois menacés de noyade au cours de la traversée d’ « Aziza ».
- 2. Les morts dans l’au-delà
Les Ewé du Grand Kloto présentent la société de l’au-delà comme celle des vivants. La vie économique et sociale y est normalement vécue comme sur la terre. Ses illustres habitants peuvent se parler, penser, vouloir, sentir (le chaud, le froid, la douleur, le plaisir), avoir faim et soif au même titre que les vivants. Etant invisibles, et comme le vent, ils peuvent se déplacer instantanément et à volonté. Ils continuent dans l’au-delà les activités et les occupations qu’ils accomplissent de leurs vivants sur terre.
Toutefois, la manière d’y vivre varie selon le type de mort. Ceux qui sont morts d’une bonne mort y mènent une vie ordinaire dans un état stable et quiet, ils sont au repos et en paix. Les victimes de mauvaise mort, ceux-là qui sont morts d’une mort subite et violente ou encore d’une manière anormale sont considérés comme des personnes n’ayant pas fini leur mission ici-bas avant de mourir. Ils ne peuvent donc pas rejoindre la communauté des ancêtres. Leurs esprits et leurs âmes errent dans la nature. Ils peuvent même revenir se venger sur la terre sous forme de fantômes ou revenants (ŋᴐli, nukpekpe). Ceux qui sont mauvais, les sorciers, les criminels, les voleurs y vivent une vie pénible et ne peuvent en aucun cas se réincarner.
IV- Relations entre les vivants et les morts
1- Devoirs des vivants envers les morts
La mort devant venir nécessairement de Mawu (Dieu) du destin ou des ancêtres, le monde terrestre est toujours à l’écoute du monde de l’au-delà pour avoir prise sur les différentes sources de la mort. Aussi, la compagnie des ancêtres est-elle recherchée en toutes circonstances, car les hommes leur sont redevables à plus un titre.
En effet, les devoirs des vivants envers les morts consistent essentiellement en l’inhumation et en l’hommage rendu au défunt par les funérailles. Ces dernières dépendent du type de mort selon que la personne soit morte d’une bonne mort ou d’une mauvaise mort.
Les vivants sont donc tenus d’aider les morts glorieux (bonne mort) à rejoindre rapidement la cité des ancêtres. Pour ce faire, ils choisissent un temps et un lieu convenables pour la sépulture, sans quoi, ils risquent de s’attirer les ressentiments des défunts et des divinités. Ils entretiennent la vie des morts dans l’au-delà par des prières avec des libations et des rites sacrificiels.
Les Ewé du grand Kloto affirment en effet que les morts sortent de leur tombe au coucher du soleil. Ils nous tiennent compagnie dans les maisons jusqu’au petit matin. Dans ces conditions et par égard pour ces êtres familiers et bienfaiteurs, des attitudes, des pratiques et comportements sont strictement recommandés. Ainsi, dès la tombée de la nuit, il est interdit de piler quoi que ce soit dans un mortier, car on ne voudrait pas effrayer les êtres auxquels on doit respect et entière soumission. A cette même heure, nul ne doit balayer sa maison ni jeter de l’eau dans la cour sans avoir préalablement crié « ago o » (excusez). Ces précautions sont prises généralement, car on craint de jeter de la poussière aux ancêtres, de les mouiller, de les bousculer ou de les déranger dans leur repos.
Aussi, ayant conscience que les morts ont les mêmes besoins que les vivants c'est-à-dire qu’ils mangent, boivent, dorment, cultivent leurs champs comme nous autres, l’usage populaire interdit de vider le fond des marmites de sauce, de laver avant le petit matin, les plats, les calebasses ou les gourdes ayant aidé à préparer et à servir les derniers repas de la journée , de peur que les morts, en revenant chercher à manger le soir à la tombée ou dans la nuit profonde, ne trouvent rien dans la cuisine.
De même, on pense que les morts (ancêtres) doivent être les premiers servis. Ainsi, il n’est pas normal de manger quoi que ce soit sans en avoir laisser quelques miettes par terre comme signe de reconnaissance due aux ancêtres, à eux qui sont les protecteurs des vivants et qui garantissent leurs intérêts et les protègent dans toutes les circonstances de la vie.
C’est cette communion de pensée et d’action entre les vivants et les morts qui renforcent chez les Ewé du grand Kloto les sentiments d’hospitalité.
En effet, tout visiteur, quel qu’il soit, ne doit pas être inquiété en entrant dans une maison. L’étranger qui se présente à la porte de la maison doit d’abord bénéficier du meilleur accueil spontané et cordial. Car, cet étranger peut être un ancêtre métamorphosé que l’au-delà envoie pour une mission bien précise ou pour mener une enquête discrète relative à une situation qui les préoccupe depuis leur lointaine demeure. C’est pourquoi, avant les salutations d’usage et l’entretien, l’étranger doit être invité à prendre place sur le siège qui lui est offert dès son arrivée. On lui tend ensuite la calebasse d’eau fraîche, après qu’on en eut bu une gorgée, pour lui permettre de se désaltérer et pour lui signifier qu’il est en paix parmi ceux qui l’accueillent. L’étranger boit de cette eau, en verse quelques gouttes par terre à l’intention des Tᴐgbuiwo (les ancêtres) et pour montrer que lui non plus n’est animé d’aucune mauvaise intention.
Quant à ceux qui sont morts d’une mort violente ou subite (mauvaise mort), d’une part, les vivants observent les mêmes devoirs, mais les funérailles ont pour but de panser leurs blessures ou leurs plaies, d’apaiser leurs douleurs et de leur permettre d’intégrer le royaume des ancêtres. D’autre part, c’est le devoir d’inhumation seulement qui est observé quand il s’agit de la mort d’un « adzetᴐ » (sorcier), ou de « amebaɖa, amevᴐɖi ou ŋᴐtᴐ » (meurtrier). Ces morts sont enterrés le même jour ou dans la nuit. Cet enterrement consiste en l’incinération ou en la crémation du corps. Pas de pleurs ni de funérailles. Ces morts n’ont jamais accès à l’ancestralité.
2- Devoirs des morts envers les vivants
Les rapports qui existent entre les vivants et les morts sont des rapports de réciprocité. Ainsi, bien que ne faisant plus visiblement partie de notre monde, les morts (ancêtres) ont une action considérable sur la vie du peuple Ewé du grand Kloto. Cette action consiste dans la sauvegarde de la sécurité, la garantie du code moral et la transmission des messages.
En tant que protecteurs, les morts (ancêtres) sont préoccupés par la vie de leurs descendants. Ils veillent minutieusement sur ceux-ci et peuvent leur garantir la richesse, la santé, la paix, les pluies abondantes et les bonnes moissons, la chasse fructueuse, l’entente dans les ménages et la fécondité des femmes. De la même façon, ils peuvent les prévenir en rêve ou par des phénomènes de métamorphose de certains dangers, des maléfices des sorciers et des mauvaises intentions que nourrissent les ennemis contre les descendants de la famille, du clan ou du tribu.
En même temps que ces révélations, les morts (ancêtres) indiquent aux vivants les dispositions à prendre, les sacrifices et les rites qu’il convient d’organiser afin de détourner de la collectivité les malheurs qui risquent de s’abattre sur elle.
Aussi, sont-ils des législateurs et punissent sans faiblesse ceux qui, volontairement ou non violent les lois de la cité ou dérogent aux prescriptions morales admises et respectées par le clan. Ils sont impitoyables vis-à-vis de ceux dont le comportement individuel ou collectif risque de provoquer un désordre social quelconque pouvant nuire à la bonne renommée de la communauté. C’est ainsi que les voleurs, les assassins, les calomniateurs, les médisants, ceux qui pratiquent l’inceste, bref tous ceux qui ont une conduite vile et à tout moment répréhensible doivent se sentir condamnés depuis cette terre par les ancêtres.
Agissant de la sorte, ils se portent garants des us et coutumes dont ils ont légué l’héritage aux générations futures. Cette tutelle dont ils se sentent investis à l’égard de la postérité leur confie le droit et le pouvoir de sanctionner sévèrement les infractions aux lois, les mauvaises conduites et les violations d’interdits alimentaires ou sexuels.
Enfin, les morts sont des messagers du monde visible. Ne disposant pas de pouvoirs propres, ils servent de liaison avec les autres divinités et les génies pour rendre possible la communication entre Dieu et les vivants.
V- Confrontation avec l’eschatologie catholique
- 1. Etude comparative
Concepts
|
Eschatologie chrétienne |
Eschatologie de la culture Ewé du Grand Kloto |
La mort |
-cessation de la vie physique -passage obligé de tout homme, conséquence du péché -détruite par Jésus-Christ, mort de la mort, anéantissement de la mort - une ouverture sur le ciel et entrée dans la vie
|
-Cessation de la vie physique et passage de kodzogbe (terre) à tsiɛfe (Au-delà) |
Le type de mort |
-mourir en état de grâce
-mourir en état de péché grave
-les obsèques sont les mêmes |
-bonne mort : être rassasié de jours et mourir paisiblement -mauvaise mort : mourir jeune, accidentellement (suicide, noyade…), à la suite d’une longue maladie -à chaque type de mort correspond ses funérailles |
Jugement |
Jugement particulier : tout homme sera jugé immédiatement après la mort (cf. FC 962) |
Jugement et rétribution immédiats par rapport aux types de mort |
Résurrection
|
Résurrection de la chair |
Néant |
Jugement dernier
|
Résurrection de la chair |
Néant |
Ciel |
-Vie d’union et de familiarité avec Dieu -accomplissement de l’homme de son destin |
Monde des ancêtres : vie de joie et de bonheur avec les ancêtres et Mawugã |
Purgatoire |
Etat de purification de ceux qui sont morts en état de péché dont les peines doivent être purifiées |
Etat de ceux qui sont mort par accident, suicide, noyade…., attendant les rites sacrificiels d’intégration dans le monde des ancêtres |
Enfer
|
-Etat réservé éternellement aux personnes décédées en état de péchés mortels -lieu réservé à Satan et aux âmes déchues |
-Etat de ceux qui ont opté foncièrement pour le mal (assassins, sorciers) : leurs esprits errent dans le dzogbe (désert)
|
Réincarnation : phénomène de dzɔtɔ |
Néant |
Possibilité de réincarnation : retour de l’esprit d’un ancêtre dans un enfant au sein de sa lignée familiale |
Parousie |
Retour glorieux du Christ pour juger les vivants et les morts |
Néant |
- 2. Implications
Par rapport à l’étude comparative réalisée, il ressort un certain nombre de ressemblances, de divergences et de nuances, qu’il est nécessaire de relever quelques unes :
D’abord l’idée de la mort que les Ewé du Grand Kloto ont dans leur culture est limitée et réductrice. En effet, en face de la mort jugée anormale (mauvaise mort), les Ewé du Grand Kloto ont une certaine peur qui les anime et leur impose silence et afflictions. Mais le chrétien Ewé du Grand Kloto doit dépasser cette mentalité puisque le Christ, par sa mort sur la croix et sa résurrection du séjour des morts a totalement vaincu la mort. Il a payé pour nous le prix en crucifiant pour toujours la mort sur la croix. Avec le Christ, la mort devient désormais ouverture sur le ciel et entrée dans la vie. Elle devient « mort de la mort », c’est- à- dire anéantissement total de la mort. C’est pourquoi, qu’on soit mort par accident ou par n’importe qu’elle forme de mort, ce qui compte, c’est qu’on soit mort en état de grâce. La bonne mort ne signifie plus seulement « être rassasié de jours et mourir en paix ». Le seul critère qui définit désormais la bonne mort est la mort en état de grâce. Cela signifie essentiellement que c’est Dieu seul qui, dans sa grande miséricorde, nous donne la grâce de mourir dignement. Ce ne sont pas par nos propres mérites. Mais encore faut-il coopérer efficacement à cette grâce par l’exemplarité de sa vie. Et c’est là que nous rejoignions les Ewé du Grand Kloto lorsqu’ils pensent et affirment qu’avoir mené une vie honnête et respectueuse sur terre est un critère d’une bonne mort.
Dans la mentalité Ewé du Grand Kloto, on pense aussi que tout homme qui meurt, surtout d’une mort anormale (mauvaise mort), meurt de quelque chose ou a commis nécessairement un forfait : C’est l’idée de la rétribution très ancrée dans notre culture comme en témoigne les expressions suivantes : « Wᴐnyama- Kunyamae wua ame, Agbebaɖa- Kubaɖae wua ame », ce qui veut dire : « Actes mauvais-mauvaise mort, mauvaise vie- mauvaise mort ».
Cela conduit à un rite de consultations pour savoir de quel genre de mort, tout défunt meure, qu’il soit de la RTA ou chrétien. Et c’est ce que dit l’oracle qui définit le type de funérailles à réserver au défunt. Ce rite doit être dénoncé, parce qu’il crée de la division dans les familles et constitue un acte d’humiliation très grave. La manière de mourir ne saurait nullement constituer un prétexte pour classer les morts. En effet, quelqu’un peut mener une bonne vie sur terre et que subitement il soit mort accidentellement ou par assassinat. Cela ne veut pas dire nécessairement que ce dernier a commis un forfait. Sinon le Christ aurait péché, puisqu’il était mort d’une mort anormale (il a été crucifié). Mais nous savons que c’est par amour pour nous que le Christ est mort.
« C’est pour nous que le Christ à souffert (...) Il n’a pas commis de péché, dans sa bouche, on a pu trouver de mensonge (...) C’était nos péchés qu’il portait dans son corps sur le bois, afin que mort à nos péchés, nous vivions pour la justice » (1P2, 21-24)
Par ailleurs si c’est Dieu qui nous donne dans son Fils Jésus – Christ, de mourir dignement, il n’est plus soutenable aujourd’hui de correspondre dans notre culture Ewé du Grand Kloto aux types de mort les types de funérailles. En effet, la foi au Christ Jésus nous enseigne qu’aucun homme sur cette terre ne peut prétendre être sans péché, et par conséquent, personne ne doit juger son frère. Le chrétien Ewé du Grand Kloto doit donc abandonner cette mentalité qui consiste à étiqueter les gens et entrer dans la logique de la miséricorde de Dieu dont le dessein bienveillant est que tous les hommes sans exception soient sauvés.
Cette mentalité doit céder la place à la prière aux demandes de messes au suffrage des défunts, de tous les défunts de nos familles, nos villages, nos clans. Prier pour les morts doit être une nécessité dans la vie du chrétien éwé du Grand Kloto.
Ensuite l’idée que les Ewé du Grand Kloto font de ceux qui ont foncièrement opté pour le mal est aussi entachée de graves erreurs. En Effet, on pense qu’il n’y a plus de possibilité de conversion pour ceux- là. Par contre, en régime chrétien, jusqu’au dernier instant de sa vie, tout homme a une possibilité de conversion, quelle que soit la gravité de ses péchés. C’est la raison pour laquelle l’Eglise continue de prier pour la conversion des pécheurs. Dieu ne désire pas la mort du pécheur, mais il veut qu’il se convertisse et qu’il vive. C’est pourquoi il poursuit chacun de nous par ses grâces. C’est dans la mesure où quelqu’un refusait délibérément et définitivement de s’ouvrir à la grâce divine qu’il opte foncièrement pour le mal, et donc pour la mort éternelle.
Un autre point sur lequel il faut se pencher est le phénomène de ‘’Dzᴐtᴐ ’’ (Réincarnation). En effet, selon cette croyance, l’esprit d’un ancêtre pourrait envahir le corps d’un enfant au sein de sa lignée familiale pour renaître de nouveau. Certes l’idée selon laquelle la vie continue, est déjà un postulat sur la voie de l’espérance et du salut. Cependant, la Résurrection de Jésus est le fondement de notre foi. Pour tous les chrétiens, la mort constitue un pont de passage dans l’au-delà. Ils ressusciteront en Christ et ceci une seule fois.
La réincarnation, sur le plan de l’anthropologie chrétienne, met en cause gravement l’identité et l’unicité de la personne humaine, en tant qu’elle est un sujet unique et irremplaçable devant Dieu. Tout homme est une histoire sacrée. Cette identité de réincarnation peut-elle assurée si elle se manifeste successivement sous des corps différents ? La logique profonde de la réincarnation n’est pas compatible avec celle de la Résurrection. La Résurrection se rapporte à tout homme. L’espérance dans la Résurrection des morts est la forme biblique de la foi dans l’immortalité. A la fin des temps, les corps ressusciteront pour participer d’une manière éternelle au destin de l’âme : la damnation ou la béatitude.
Eu égard à tout ce qui vient d’être dit, il va falloir mettre en place une catéchèse qui prend en compte toutes les préoccupations des Ewé du Grand Kloto pour les éclairer avec les lumières de l’évangile afin de leur permettre d’être authentiquement africains et authentiquement chrétiens. Partir des raisons les plus sensibles des Ewé du Grand Kloto ne signifie nullement cautionner leurs erreurs et réduire la foi chrétienne à leur croyance. Il s’agit de saisir dans la culture Ewé du Grand Kloto les éléments utilisables pouvant présenter les données eschatologiques de la Révélation chrétienne et de les rendre compréhensibles.
Conclusion
A la fin de ce parcours, il ressort clairement que l’homme éwé du Grand Kloto, fort
de son anthropologie et de son sens religieux, croit en une vie après la mort. Cela transparaît clairement dans sa conception de la mort et plus encore dans la thèse éwé de typologie
de la mort en bonne et mauvaise mort. Chez les Ewé du Grand Kloto, la classification
de la mort est très importante car la mort d’un individu dit assez sur ce qu’a été sa vie sur cette terre et ce que sera son existence dans l’autre vie. De même, le type de mort renseigne sur les rites funéraires à adopter par les vivants. Ainsi les vivants ont un lot de devoirs envers les morts qui à leur tour assument des charges spécifiques en faveur des vivants.
La conception de la mort et de l’au-delà des Ewé du Grand Kloto rejoint l’eschatologie chrétienne sur certains points essentiels notamment la croyance en une vie et en rétribution après la mort et l’existence de relations entre les vivants et les morts, surtout ceux qui sont décédés de bonne mort (une sorte de communion avec les saints) ; cependant elle s’en écarte, entre autres, avec la foi en la réincarnation et certains critères de mauvaise mort. Somme toute, à la fin de ce devoir – qui nous a permis une fois de plus de nous familiariser avec la tradition de notre milieu – nous réaffirmons que l’univers culturel et religieux des peuples africains est riche d’éléments vrais et porteurs de valeur qu’il nous faut découvrir et postuler en vue d’un vécu sincère et inculturé de notre foi chrétienne.