Halte au procès des missionnaires blancs
Halte au procès des missionnaires blancs
« L’inculturation n’est pas l’heure du bilan de la mission d’hier. Gardons-nous d’oublier que si aujourd’hui il y a processus d’inculturation, c’est qu’hier il y a eu semence de la Parole de Dieu »[1]. Un adage éwé dit : « Ne nyawo dzoa ɖe, menye hë woatso tso na wo »[2]. Ceci traduit littéralement donne : une fois que la raison t’est reconnue à la suite d’un jugement, tu n’as plus besoin de revenir sans cesse sur cet événement. En effet, toute la race humaine, par ses grandes instances et l’Eglise par la voix du Saint Père[3] ont reconnu et confessé les torts causés à l’Afrique par l’esclavagisme, les abus du colonialisme et les déboires missionnaires[4]. L’heure n’est plus au ressassement impétueux et stérile de ces moments douloureux. Certes des cicatrices mal refermées, des plaies à jamais incurables existent mais l’Afrique n’aura de mérite que par le dépassement laborieux et responsable de cet épisode, notre maturité s’y joue. Scruter le passé pour progresser oui ! Se lamenter sur le passé pour justifier notre apathie, non !
1. Contexte des premières missions
- Insuffisance de connaissances sur l’Afrique
Les premiers missionnaires (religion) sont arrivés en Afrique à bord du même navire que les explorateurs (sciences) et les colons (commerce). Les explorateurs étaient au début de leur quête de savoirs et de compréhension des réalités africaines. Nous savons aussi le niveau de développement dont jouissaient en ces temps-là les sciences humaines et de la communication. Les théories anthropologiques[5], ethnologiques et missiologiques avaient encore les lèvres au sein, et n’étaient même pas envisageables dans une perspective africaine, car l’africain – cet être à peau noire – passait plus pour un sac à mystères que pour un homme.
Le noir a été méprisé et longtemps sous-humanisé même par ceux qui défendaient sa cause. Prenons l’exemple de Victor SCHŒLCHER qui fut à la tête du combat abolitionniste. Après avoir réclamé, avec virulence l’émancipation des noirs et la fin de la traite, il dut admettre quelques années plus tard –tout en restant fidèle à son engagement abolitionniste – dans un article intitulé Une variété de l’espèce d’animaux dénommés hommes (1830) que la gestion des noirs affranchis serait plus qu’un casse-tête chinois.
Ruminons, pour nous rendre compte de l’imaginaire de ce temps, ces lignes de l’article sus-cité : « Ceux qui veulent l’émancipation des Noirs actuelle et spontanée parlent et agissent dans un esprit d’humanité bien honorable sans doute ; mais, soit ignorance, soit entraînement, ils ne tiennent pas compte d’une circonstance qui présente à l’affranchissement immédiat des difficultés insurmontables. Cette circonstance, c’est l’état moral de nos protégés. Que faire des nègres affranchis ? Pour quiconque les a vus de près, cette question est impossible à résoudre. Les nègres sortis des mains de leurs maîtres avec l’ignorance et tous les vices de l’esclavage, ne seraient bons à rien, ni pour la société, ni pour eux-mêmes. (…) Je ne vois pas plus que personne la nécessité d’infecter la société active (déjà assez mauvaise) de plusieurs millions de brutes décorés du titre de citoyens qui ne seraient en définitive qu’une vaste pépinière de mendiants et de prolétaires. Quant à cela, laissons faire le grand maître, laissons faire le temps. La mort et les affranchissements successifs feront disparaître peu à peu les restes de l’esclavage ; mais la seule chose dont on doive s’occuper aujourd’hui, c’est d’en tarir la source, en mettant fin à la traite. »[6]
Et si c’étaient des propos naïfs, qui soulignent le fait qu’il a fallut tout un cheminement à l’homme noir – fauché dans son allure propre et humilié par l’échec face aux envahisseurs – pour démontrer et poser comme tangible sa capacité d’être au monde nouveau qui est né dès l’arrivée du premier colon sur les côtes d’Afrique ?
- Hégémonie de la race blanche
L’hégémonie est une domination totale (politique, économique, sociale, culturelle) d’un pays, d’une race, d’une personne sur d’autres. Elle est une attitude à la fois psychologique et efficiente qui crée un complexe de supériorité chez le dominant et un complexe d’infériorité chez le dominé. Tous les rapports entre ces deux parties sont ainsi soumis au respect strict d’un protocole de suprématie – infériorité.
Exposés au choc des deux cultures, les missionnaires ont succombé au charme de l’idéologie qui accordait une prééminence à la culture (race) occidentale. Ils ont déchiffré le niveau de civilisation de l’Afrique dans une grille de lecture confectionnée aux moyens d’éléments culturels singulièrement étrangers à la terre africaine et à la vie qui y fleurit : les noirs ne font pas ci, n’ont pas ça, alors ils sont inférieurs à nous. Les missionnaires se sont trompés de bonne foi !
- Conditions de vie et de travail pénible
L’austérité du climat, le manque de moyens (médicaments, nourritures, logis, routes, …), la nostalgie de la terre natale et la résistance des africains ont fini, des fois, par avoir raison de la volonté et de l’amour des premiers missionnaires. Courroucés par le découragement et la déception, certains ont lâché des mots peu heureux : « Le climat ici est pestilentiel, l’air embrasé, le ciel d’airain, la terre stérile, les bêtes des plus féroces, les serpents et les dragons horribles, les plantes des plus venimeuses, les arbres sauvages, les fleuves pleins de monstres implacablement féroces, c’est un enfer. Les habitants, démons par la difformité du visage, démons par la couleur du corps, démons dans l’âme et par la volonté déterminée au mal, démons dans leurs pensées, leurs superstitions, les maléfices et les sorcelleries auxquels ils pensent continuellement, démons par les mensonges énormes qu’ils vous débitent, démons dans leurs actions … et pour finir démons plus que démons, damnés plus que damnés pour l’orgueil bestial.»[7]
Nous reprenons ces propos cités par Alphonse QUENUM, pour les assumer au sein de la logique de notre intention. C’est vrai que devant une telle oraison funèbre, aucun dédouanement n’est honnêtement possible, au risque de passer pour un avocat du diable. Nous voulons juste inviter à une prise en compte des circonstances (et sentiments) atténuantes, à un recul qui ne prendrait pas les mots au pied de la lettre et enfin à un sursaut de pardon. Et après tout, le langage diplomatique nous dira que ces dires n’engagent que la responsabilité personnelle et individuelle de son auteur et non celle de la mission.
- L’obligation patriote envers les frères colons
Frères de sang et fils de la même terre[8], les missionnaires, en dépit de leur désir de fidélité à l’idéal chrétien, n’ont pas toujours réussi à se désolidariser de leurs compatriotes colons. Les missionnaires étaient conscients des abus des colons et de leurs méthodes d’asservissement qui déniaient toute dignité humaine aux africains, certains même y ont pris part. Ils ont ainsi trahi la mission, en se rangeant du côté des puissants, des orgueilleux, des princes de ce monde au grand dam des anahums, des pauvres, des faibles à qui le Maître de la moisson envoie prioritairement ses disciples. Cependant, reconnaissons-le, ces missionnaires ne furent pas les premiers traites de la mission chrétienne et ils n’auront même pas l’honneur d’en être les derniers, ouvrons les yeux ! On rapporte qu’en Angola, au 16ème, des jésuites se sont engagés dans le commerce des esclaves ; c’est l’histoire, elle nous renseigne sur le passé pas toujours glorieux et nous offre la clef de compréhension du zèle qui porte l’activité et l’engagement missionnaires de certains ordres aujourd’hui en Afrique. La volonté de réparer les torts commis, quand bien même elle ne pourra pas guérir tous les maux engendrés, est méritoire et exige la circonspection de la part de l’offensé, s’il est mature.
- Le mot d’ordre : uniformisation-romanisation
Le déploiement de la mission répond à des données théologiques. Tout processus missionnaire a pour toile de fond une théologie dite missionnaire. La théologie missionnaire a connu des évolutions dans le temps et selon les visions de l’Eglise. Jusqu’au début du XXème siècle commençant, la mission en Afrique reposait sur la théologie du salut des âmes[9]. « Sur le plan des principes cette théologie fut défendue et exposée systématiquement notamment par l’Ecole missiologique de Münster, en Allemagne. Pour cette Ecole, le rôle essentiel des missions est de guérir, de convertir, de christianiser. Fermement appuyé sur l’adage extra Ecclesiam nulla salus[10], la théologie du salut des païens disqualifiait logiquement les traditions culturelles et religieuses des peuples, en l’occurrence en Afrique des peuples africains. Le langage mobilisateur des vocations missionnaires et de la charité chrétienne se fondait, a écrit H. Maurier, surtout sur la pitié que devait inspirer la triste situation spirituelle, morale et humaine des peuples sauvages, non chrétiens. “Il n’était pas question de reconnaître les valeurs intrinsèques des autres religions – que d’ailleurs on connaissait peu. Leurs valeurs, si on les avait perçues, auraient été des obstacles à la romanisation uniformisatrice et salvatrice qui prévalait” ».[11]
La mission était conçue comme une introduction des peuples d’ailleurs dans le creuset romain pour les libérer des tares de leur tradition culturelle et religieuse. Tout ce qui rompait avec la ligne romaine était frappé d’anathème et devrait passer par le bain de l’uniformisme, de la romanisation. Les missionnaires, avaient ce mot d’ordre soutenu par l’enseignement officiel de l’Eglise[12] : tout par Rome, avec Rome, comme Rome, l’Afrique en a payé un fort prix malheureusement.
2. Indulgence après tout
- La noblesse de l’intention de départ
Au-delà de toutes les considérations, des faux pas et trahisons – par rapport au message chrétien – la question à poser est : pourquoi les missionnaires ont quitté la sécurité du chez-soi pour l’Afrique, terre inconnue, peuple à mystères ? Les premiers débarquements de missionnaires sur les côtes africaines ne répondaient nullement à un projet peccamineux, mais ils se définissaient comme une entreprise de salut. Le missionnaire était arrivé en Afrique par compassion – peut-être, ce fut le premier faux pas –, mû par l’ardent désir de sauver les peuples noirs de la barbarie, du paganisme, de la malédiction – de Cham (Gn. 9, 20-27) – grâce à l’annonce de la Bonne Nouvelle. L’intention était en soi noble mais naïve au départ.
Le bien, c’est-à dire la volonté d’évangéliser – et non civiliser en évangélisant – n’a pas réussi à se démarquer du mal – humain et les entorses à la dignité – lors de la mission. Il est pénible et hasardeux, comme nous en averti Jésus (Mt…), de vouloir séparer avant terme le blé de l’ivraie. Christianisme ambigu, c’est la conclusion à laquelle est parvenu Kä Mana[13], après avoir scruté les critiques d’auteurs africains contre la Mission chrétienne coloniale et néocoloniale d’une part et les thèses de défense et d’illustration de l’œuvre missionnaire d’autre part. « Il s’agit d’une situation où la volonté du bien et la pesanteur du mal s’imbriquent tellement qu’il est difficile de prévoir avec certitude quelle tendance va prédominer à un moment et quelle dynamique va l’emporter à tel autre moment. »[14]
- Une vision à long terme
L’histoire et les critiques ont raison de condamner – n’oublions toutefois pas Mt 7, 1-2 – les premiers missionnaires d’avoir soutenu ou collaboré avec les colons. Avec un recul analytique, on s’aperçoit que les missionnaires ont simplement fait une option tactique : ne pas entrer en conflit ouvert avec les colons, détenteurs des pouvoirs administratifs et judiciaires, afin de conserver la liberté et leur appui pour la mission d’évangélisation, quitte à prêcher l’ascétisme et le dolorisme aux africains ! Ce faisant ils ont compté sur les puissants plutôt que sur le Seigneur (cf. Ps 117, 9) ; l’Afrique n’est pas morte, elle a survécu et se glorifie d’avoir des centaines d’ans de christianisme : alors annonçons les actions du Seigneur pour le salut accordé!
- Des entreprises louables
Les premiers missionnaires, s’ils n’ont pas su faire le jeu des cultures, ont eu le mérite d’avoir doté l’Afrique d’infrastructures encore vitales pour nos Eglises (cathédrales, structures sanitaires, cloches et croix d’Eglise, écoles, routes, …). Dans certains diocèses d’Afrique, quand on liste les écoles confessionnelles signifiantes, la grande partie date de l’époque des missions européennes.
La mission rimait avec instruction et bien-être (santé). En effet la contribution des missionnaires en matière de scolarisation et de prise en charge sanitaire est sans précédent – et qui sait sans suivant ! – en Afrique. Les premières générations de cadres africains se savent redevable à l’école des missionnaires blancs, et il n’est pas rare d’en rencontrer qui font leur éloge avec un air nostalgique scandé par l’évocation de noms de prêtres allemands, français, espagnols et autres.
La première traduction en langue, même s’il a fallut les réviser, de certains cantiques de chants, missels, livrets de prières est le fruit de missionnaires – frères ou fils de ceux là-même qui ont trahi.
- Une excuse dans Deus caritas est
Du numéro 26 à 29 de l’encyclique Deus caritas est, le pape Benoît XVI a fait une analyse de l’histoire dont nous récupérons les conclusions pour poursuivre notre raisonnement.
L’encyclique constate qu’avec l’industrialisation qui fit éclore le système capitaliste au XIXème siècle, l’activité caritative de l’Eglise fut en proie à des critiques suscitées par l’idéologie marxiste. Il était reproché à l’Eglise de coopérer au maintien de l’ordre injuste par l’exercice de la charité ; les pauvres attendent plus une organisation sociale juste où chacun jouit de ses droits qu’un système caritatif. Cette même reproche ira convenablement aux missionnaires qui se contenter d’offrir le pain, les médicaments, l’école et une Bonne Nouvelle[15] aux africains sans se soucier d’instaurer un ordre juste qui les soustrairait aux abus des colons.
Cette objection, comme le souligne l’encyclique, comporte une part de vérité de même que des erreurs. Raisonner ainsi reviendrait à épouser l’idéologie marxiste qui condamne toute activité caritative se déployant au sein d’un système d’injustice et accuse de complicité ses initiateurs. Cette théorie voudrait qu’on attende l’instauration de la justice avant d’exercer la charité c’est-à-dire avant de se comporter de manière humaine. Les missionnaires, tout en appelant de tous leurs vœux, l’ordre juste, se sont consacrés à ce qui était de leur premier ressort : l’exercice de charité. Il est vrai, surtout avec la théologie de la libération, que la solidarité et la lutte pour la libération des opprimés est une charité, la première peut-être. Mais que faire quand on n’a que du pain, des médicaments, des livres et l’Eucharistie à opposer aux fers de la force oppressante ?
3. Devoir de mémoire et non inquisition
- Se rappeler et aller en avant
L’histoire a le propre de retenir le passé et de le rendre présent aux générations qui se succèdent. Aucune raison, aucun processus apologétique ne peut s’octroyer ni le droit ni le loisir de détourner les hommes de la recherche de la vérité sur le passé. Les missionnaires – pas tous – mandatés pour la première évangélisation de l’Afrique, ont fauté à certains égards, on ne peut pas le nier. Mais il est temps que cessent les éternelles diatribes à leur endroit. La quête et l’affirmation de l’identité culturelle lancée par les littéraires de la négritude[16] et remis à l’honneur – ou canonisé – par le mouvement d’inculturation gagnerait à analyser le passé colonial et missionnaire africain d’une manière dépassionnée et orientée vers la construction d’un avenir meilleur. Entrer dans le passé, on en ressort fort quand on pardonne l’autre et se réconcilie avec soi ; on en ressort éreinté quand on veut rendre la monnaie de la pièce. Nous sommes donc en situation de devoir de mémoire et non à un tribunal d’inquisition. Le père Alphonse QUENUM retraçant sous le titre de Mission trahie, l’entreprise missionnaire en Afrique et en Amérique du 16ème au 18ème siècle, fait une nette précision : « Il ne s’agit pas de cultiver le plaisir de fouiller les poubelles du passé, mais d’éveiller les consciences des hommes de notre temps à ce que nous avons le devoir d’éviter ou d’empêcher de se reproduire. Il s’agit de donner toute sa place pédagogique à la mémoire. Mémoire qui se souvient pour désigner le mal et ses auteurs. Ceux-ci se voulaient chrétiens. Mémoire qui nomme courageusement les complices qui ont vendu leurs frères. Seule une telle démarche peut, dans un mouvement dialectique, ouvrir la voie aux forces positives de reconstruction pour un monde pacifique. La stratégie de l’oubli, qui est une forme de faiblesse et d’autocensure, ne fait que déplacer les problèmes. »[17]
Se rappeler que la mission a été trahie et aussi se rappeler que la mission a coûté plus d’une vie humaine. En effet, jusqu’aux années 1870, l’espérance de vie des missionnaires oscillait entre quelques jours et quelques mois. Certains mourrait pendant le voyage ; d’autres, parvenus malades sur la terre africaine, décédaient sans avoir eu contact avec les hommes d’Afrique ; les plus robustes débutaient la mission mais étaient vite rattrapés par le courroux de la maladie et du découragement.[18] « Nous avons le devoir d’être reconnaissants aux missionnaires pour le précieux trésor de l’Evangile qu’ils nous ont apporté au prix de grands sacrifices ».[19]
Au demeurant, il est de bon ton de ne point occulter le fait que bien d’entreprises de réparation ont été conduites sur le continent par les ayants droits de ces missionnaires de jadis. Jusqu’au jour d’aujourd’hui, l’organisation de la mission[20] de bien de diocèses d’Afrique est encore aux mains d’ordres religieux missionnaires : c’est eux qui créent les stations secondaires qu’on érige ensuite en paroisse, ils sont également les bâtisseurs de chapelles et d’écoles ; ce n’est peut être pas l’essentiel mais c’est un pas décisif, un engagement capital qui défriche le sol de nos semences à venir.
- Le colon et le missionnaire ???????????????
L’Eglise notamment la liturgie n’est le seul endroit où les Africains sont en contact avec la civilisation occidentale. Que le christianisme soit arrivé en Afrique à bord du même navire que le colonialisme n’est pas anodin. Le colonialisme nous a exposé à la civilisation occidentale – à l’instar de Jacob avec les bêtes de Laban cf. Gn 30, 37-39 – et nous nous sommes enivrer à sa source, si bien que nous aurons à tout jamais honte de nos “camégbi” (cache-sexe) et “kété”. C’est bien de vouloir aujourd’hui nous libérer ou libérer notre vécu liturgique – ou notre vécu chrétien – des éléments propres à la civilisation occidentale, mais ce serait un vain labeur si nous ne commençons d’abord à libérer les grands secteurs et modes de notre vie du joug culturel occidental. En effet si toute la semaine et en tout, j’opte pour la culture de l’ancien colon, à quoi bon m’évertuer à être authentiquement africain du son de la cloche qui annonce à 6h l’angélus jusqu’au Ite missa est ? Pour ces deux petites heures dominicales, on est prêt à tant – s’il le faut même anéantir d’un revers le laborieux travail des missionnaires : « ils n’ont fait que distribuer les sacrements ; ils n’ont pas respecté notre culture » oh ! N’oublions pas que le colon et le missionnaire ont semé – chacun dans son champ – les mêmes germes culturels, ceux de l’Occident, alors quand l’heure du ménage sonnera, rapatrions et le colon et le missionnaire sinon nous n’aurions rien fait. Inculturer, c’est libérer toute la vie et tout l’agir – non uniquement la liturgie – de l’africain de la pesanteur de la culture occidentale. C’est drôle de tenir coûte que coûte à boire du champagne avec une calebasse, raison de faire à l’africaine. Dommage, la mousse du champagne se répandra en surface et le goût en payera les frais !
- Le christianisme hérité
L’Europe coloniale nous a offert un christianisme qui portait un ver en son sein, un christianisme malade de ses messagers et de leurs options humaines. Kä Mana, à la suite des événements tragiques survenus en 1994au Rwanda, un pays dont la population est officiellement à 90% chrétienne, est arrivé à parler d’un christianisme de la catastrophe à qui il reconnaît sept grandes caractéristiques. Ce christianisme est un christianisme de la puissance car implanté dans un contexte de domination ; un christianisme du monopole de la vérité qui était seul à savoir tout sur Dieu et sa relation avec le monde, capable d’indiquer la voie du salut ; un christianisme de la duplicité prêt à trahir, à manipuler les textes et à masquer ses complicités avec le projet colonial par de nobles intentions ; un christianisme du capital, qui donne l’impression qu’on est devant un système spirituel destiné à domestiquer les consciences pour mieux intégrer les sociétés africaines dans un ordre économique où ils ne seront jamais à la hauteur de l’Occident ; un christianisme de spectacle et de folklore qui chante et danse pendant la société s’effondre ; un christianisme du salut individuel qui rompt avec la solidarité communautaire des sociétés africaines ; un christianisme de la division qui rend compte de l’intention manifeste de chaque confession de faire le plus d’adeptes possible au détriment d’autres confessions[21] : les africains deviennent donc moins des disciples du Christ que des adeptes de confession.
En Afrique noire aujourd’hui, l’évangélisation, dans sa majeure part, est aux mains de pasteurs autochtones. Le monopole occidental officiel de la mission est longtemps révolu. Qu’avons-nous fait du projet de la nouvelle évangélisation de l’Afrique, de la quatrième phase de l’évangélisation[22]? En ce temps présent, l’Eglise en Afrique ne pourra plus se dérober de répondre de ses échecs en évoquant l’ambiguïté du christianisme hérité et les ratés de l’implantation missionnaire.
- Plus jamais ça
Exposer et rappeler l’histoire est un impératif. Les générations présentes, descendants d’anciens esclaves, fils de la terre d’Afrique ou héritiers de colons blancs, ont le droit d’accéder aux informations qui précisent les termes et les enjeux des premiers contacts entre l’Occident et l’Afrique. Le devoir nous incombe également de nous en servir pour grandir et nous prémunir contre les erreurs et cruautés du passé. Plus jamais ça s’est exclamé un jeune français, après un séjour de quelques minutes dans une cave – pour hommes et non à vin – souterraine qui servait d’entreposage des esclaves avant l’embarquement[23]. « Le temps passé ne revient plus » récitions- nous au cours primaire ; c’est vrai et ce serait malheureux, infâme et aberrant si le passé nous rattrapait ! Hier des hérauts du Message chrétien ont trahi la mission qui était la leur, il a fallut tout un processus, qui se poursuit et se poursuivra, pour en réduire les conséquences – et pas les moins dramatiques. Aujourd’hui, nul ne peut plus se permettre de reproduire ou d’actualiser de telles attitudes. C’est vrai que le missionnaire ne pourra plus, de nos jours, vendre en esclave les noirs pour subvenir aux besoins de la mission, car il n’y a plus de négriers sur les côtes. Mais le risque d’exploiter la misère des populations (photos sélectionnées, courriers aux allures funèbres, visite guidée, …) à des fins égoïstes est toujours à craindre. Le complexe de supériorité, le mépris, le racisme, le centralisme, le monopole des décisions, l’illusion de savoir plus sur l’Afrique que ses fils, l’étouffement des initiatives locales et des génies autochtones, la politique d’un poids deux mesures, les préjugés et clichés vieillots sans cesse alimentés, et tutti quanti sauront faire autant de dégâts aujourd’hui. Les critiques des premières missions sont d’ordinaire le fruit de résurgences dues à des attitudes méprisantes ou humiliantes et le feu des reproches adressés aux missionnaires blancs est souvent attisé par le fagot des écarts actuels de comportement. Souvenons-nous de l’accord : pardonner et dépasser oui, mais plus jamais ça !
Nous, hommes d’Afrique, avons aussi notre part car l’adage est clair : le respect se mérite par le travail, la compétence, le sacrifice et l’honnêteté dans la gestion – des ressources humaines et surtout des finances. Gardons à l’esprit que la première trahison, la plus amère et déstabilisatrice de l’Afrique fut celle de ses propres fils qui ont servi de pieds, d’oreilles, d’yeux et de mains aux envahisseurs, alors révisons notre rapport au passé et soyons vigilants pour ne pas être nos propres fossoyeurs ad vitam aeternam. Enfin notre recours au passé doit être plus qu’une échappatoire, une fuite de notre part de responsabilité devant nos choix erronés et égoïstes, il ne doit pas se résumer à une procuration de la somme – une portion d’accord – de responsabilité aux autres acteurs ou tiers figurants de notre histoire. Cette attitude est un refus de faire valoir notre maturité culturelle et sociopolitique. En effet, la société civile condamnera tout adulte qui entretient une relation sexuelle avec un enfant mineur même si dans moins d’un an il atteindra la majorité (ex 16 ou 17ans), cependant dès que l’enfant atteint l’âge de majorité, la société considère qu’il est apte à prendre ses responsabilité face à ses choix et elle n’accusera pas l’adulte qui va avec un personne de 18 ans et plus. Une Afrique qui croit qu’elle n’a pas de part dans son malheur est une Afrique naïve et qui se dit mineure bien qu’elle se glorifie d’être le berceau de l’humanité.
- L’hommage d’Ecclessia in Africa aux missionnaires
« La splendide croissance de l'Église en Afrique et ses réalisations sont dues essentiellement au dévouement héroïque de générations de missionnaires désintéressés: cela est unanimement reconnu. La terre bénie d'Afrique est parsemée de nombreuses tombes de ces vaillants hérauts de l'Évangile.
Quand les évêques d'Afrique se sont rencontrés à Rome pour l'Assemblée spéciale, ils étaient très conscients de la dette de reconnaissance que leur continent garde envers ses ancêtres dans la foi.
Dans son discours à la première Assemblée du S.C.E.A.M. à Kampala, le 31 juillet 1969, le Pape Paul VI évoqua cette dette de reconnaissance: " Vous, Africains, vous êtes désormais vos propres missionnaires. L'Église du Christ est vraiment implantée sur cette terre bénie (cf. décret Ad gentes, n. 6). Et il est un devoir que nous devons accomplir: nous devons évoquer le souvenir de ceux qui, en Afrique, avant vous et encore aujourd'hui avec vous, ont prêché l'Évangile. L'Écriture sainte nous y invite: "Souvenez-vous de vos prédécesseurs, qui vous ont annoncé la Parole de Dieu, et, considérant la fin de leur vie, imitez leur foi" (He 13, 7). C'est une histoire que nous ne devons pas oublier ; elle confère à l'Église locale la note de son authenticité et de sa noblesse, la note "apostolique". Cette histoire est un drame de charité, d'héroïsme, de sacrifice, qui fait de l'Église africaine, depuis les origines, une Église grande et sainte ".
L'Assemblée spéciale s'est dignement acquittée de cette dette de reconnaissance lors de sa première Congrégation générale quand elle déclara: " C'est le lieu de rendre ici un hommage vibrant aux missionnaires, hommes et femmes de tous les Instituts religieux et séculiers, ainsi qu'à tous les pays qui, durant les deux mille ans environ de l'évangélisation du continent africain, [...] se sont dévoués sans compter pour transmettre le flambeau de la foi chrétienne. [...] C'est pourquoi, nous, les heureux héritiers de cette merveilleuse aventure, tenons à rendre grâce à Dieu en cette circonstance solennelle ". »[24]
Notons tout de même qu’au numéro 2 des 64 propositions des pères synodaux qui ont servi de base rédactionnelle à Ecclesia in Africa, les pères ont écrit : « …Nous partageons aussi une profonde préoccupation et adressons un appel pour une nouvelle, urgente et vigoureuse évangélisation des hommes et des femmes africains blessés dans leur dignité par un passé colonial, opprimés par des guerres, troublés aussi par les sectes, manipulés par les moyens de communication sociale locaux et extérieurs et victimes des idéologies extérieures à leurs cultures »[25]. Soulignons également que dans tout le texte – du moins la traduction française – de l’exhortation post synodale, l’adjectif colonial(es) est, aux numéros 39 et 49 où il détermine le vocable puissances, le seul membre de la famille des mots dérivés de colon.
[1] Modeste NIYIBIZI, La pertinence des efforts d’inculturation en Afrique à l’heure de la mondialisation, in SPIRITUS n°165, décembre 2001, p 412
[2] Ou « wo me tsoa fia na amé, wotsoa fia tso ɖua ɣé o » : si tu es innocenté à la suite d’un procès, tu n’as pas à danser avec une hache car tu risque de te blesser.
[3] Jean Paul II, en août 1985 lors de sa visite pastorale au Cameroun et en février 1992 à Gorée au Sénégal.
[4] Le père Michel OSTICE, ancien Provincial de la S.M.A., au colloque du Jubilé des 150 ans de l’évangélisation du Bénin, a demandé pardon aux chrétiens d’Afrique et particulièrement à ceux du Bénin pour toutes les fois où les missionnaires n’ont pas annoncé Jésus-Christ.
[5] Voici en quels termes l’anthropologie du XIXe siècle pensait le Noir, ce non-européen : «L’indigène des sociétés extra-européennes n’est plus le sauvage cher au XVIIIe siècle, il est devenu le primitif, c’est-à-dire l’ancêtre du civilisé, appelé à rejoindre ce dernier. La colonisation y veillera. » F. Laplantine, L’Anthropologie, Payot, 2001, p 61, cité par Ludovic LADO, Repenser l’inculturation en Afrique, in ETUDES, avril 2006, p 454
[6] Article de SCHŒLCHER (Victor), in Revue de Paris, n° 2, tome 2, 1830, in Microsoft Encarta 2007- Etudes DVD.
[7] Les Prêtres Noirs s’interrogent, Cerf, Paris, p 143-144, cité par Alphonse QUENUM p 112
[8] « Souvent aussi, ces gouvernements (coloniaux) n’acceptaient comme missionnaires que ceux qui appartenaient à leurs propres pays et nations. », Bénézet Bujo, Introduction à la théologie africaine, Academic Press Freiburg, Suisse, 2008, p 44
[9] Gabriel TCHONANG, Brève historique de la théologie africaine, in Revue des Sciences Religieuses, 84e année-n°2-Avril 2010, Strasbourg, p 176, parle de la théologie du salut des infidèles ou de la fondation de la chrétienté : « Il s’agit en corollaire de convertir les populations indigènes d’Afrique au christianisme, et d’implanter des Eglises locales qui soient le reflet de l’Eglise de Rome, avec sa doctrine, sa liturgie, son organisation institutionnelle, sous l’arrière fond culturel occidental ».
[10] « Hors de l’Eglise, point de salut »
[11] Mgr TSHIBANGU T., la théologie africaine, manifeste et programme pour le développement des activités théologiques en Afrique, éd. Saint Paul Afrique, Kinshasa, 1987, p 7
[12] Le conditionnement des missionnaires par l’enseignement officiel de l’Eglise trouve une succincte illustration sous la plume de Bénézet Bujo, Introduction à la théologie africaine, Academic Press Freiburg, Suisse, 2008, p45
[13] Kä Mana, La nouvelle évangélisation en Afrique, Karthala-Clé, Paris-Yaoundé, 2000, p 51-56
[14] Kä Mana, La nouvelle évangélisation en Afrique, Karthala-Clé, Paris-Yaoundé, 2000, p55
[15] Faudrait-il dire la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ ?
[16] Le courant de la négritude est fondé en 1934 par Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire et Léon-Gontran Damas avec la revue l’Étudiant noir.
[17] Alphonse QUENUM, Evangéliser, hier - aujourd’hui, une vision africaine, Ed. ICAO, Abidjan, 1999, p 108
[18] L’histoire des missionnaires de la Société des Missions Africaines nous en donne une idée : toute l’équipe missionnaire de Mgr BRESILAC, qui embarqua à Cherbourg le 23 mars 1859 et qui débarqua à Freetown le 14 mai après une escale à Dakar, fut emporté par la mort avant la fin de juin 1859. Entre 1861 et 1871 : la mission au Dahomey (Bénin) a couté la vie à 22 missionnaires S.M.A. (cf. André CHAUVIN s.m.a., Préhistoire de la société des missions africaines au Dahomey, in La voix de St-Gall, n°102, 08 décembre 2010, Tome 1, p 11-18).
[19] Alphonse QUENUM, interview in La voix de St-Gall, n°102, 08 décembre 2010, Tome 1, p 69
[20] Mission prise dans son acception originale qui implique terre neuve, première présence ou annonce du message chrétien et insécurité (conditions de vie et de travail)
[21] Kä Mana, La nouvelle évangélisation en Afrique, Karthala-Clé, Paris-Yaoundé, 2000, p78-99
[22] Dans Ecclesia in Africa, n° 30 à 34, le pape Jean Paul II expose un bref historique de la mission en trois phases : « Les premiers siècles de la chrétienté virent l'évangélisation de l'Égypte et de l'Afrique du Nord. Une deuxième phase, concernant les régions de ce continent situées au sud du Sahara, eut lieu aux XVe et XVIe siècles. Une troisième phase, caractérisée par un effort missionnaire extraordinaire, a commencé au XIXe siècle. » (E.A. 30) Après ces trois étapes missionnaires, il n’y pas fin de mission, elle continue avec la quatrième phase menée par les africains eux-mêmes.
[23] A Agbodrafo sur la côte togolaise, une maison dite des esclaves retrace une partie de la misère des esclaves. L’architecture présente une villa coloniale qui recouvre une sorte de refuge souterrain couvert de bois durs qui faisait à peine un mètre, ainsi on ne pouvait y tenir qu’assis ou courbé, jamais debout. Les esclaves étaient entreposés dans ce refuge et au-dessus, il y avait une salle de séjour où les négriers goûtaient au plaisir et à la liberté de la vie.
[24] En guise de conclusion, nous reprenons tels quels les textes des numéros 35 à 37 de Ecclesia in Africa, sans commentaires ni critiques, bien que l’envie nous prenne. Nous n’avons cependant pas pu nous empêcher de souligner quelques mots saillants et affirmations fortes, au risque de marquer tout le texte.
[25] Les 64 Propositions n°2, cité par BINI Kézié Brice, La place de l’inculturation en théologie morale fondamentale, Etude à partir des cours donnés dans les séminaires de la CERAO (1997-1999), Thèse de doctorat, Institut Catholique de Paris, juin 2004, p 96. Il est à signaler que les 64 Propositions, n’étant pas destinées à la publication, sont, en principe, tenues secret jusqu’à ce jour, tandis que les propositions issues du dernier synode sont accessibles. Une version des 64 propositions est disponible dans le livre : Le Synode africain: histoire et textes, Maurice Cheza, Karthala, 1994