Traduire Trinité en langue aficaine : une partie de palisir?
Introduction
Dans l’expression de la foi chrétienne, la conceptualisation des mystères de la Révélation a toujours été une entreprise périlleuse et pleine de rebondissements. En effet, le langage humain est extrêmement limité en face de ces réalités transcendantales. D’abord la première langue du NT, nous voulons nommer le grec, a peiné pour adapter des termes philosophiques ou profanes à ces réalités en changeant le contenu. Ce fut le tour du latin avant même que les langues occidentales modernes ne s’en inspirent . Avec l’évangélisation qui nous a apporté la Bonne Nouvelle dans des langues et cultures déjà élaborés, c’est désormais notre tâche de traduire ces termes théologiques dans nos langues. C’est un travail fondamental d’inculturation si nous voulons que la foi s’enracine véritablement dans nos cultures et que toutes les fibres de notre être vibrent au son du message du Christ. Nous commencerons par relever ce qui existe déjà avant d’analyser quelques propositions pour finir par une approche terminologique.
I. Termes ou expressions des livres liturgiques
L’expression ‘‘Trinité’’ et la mystérieuse réalité qu’elle évoque n’existent ni dans l’imaginaire religieux ni dans le lexique propre de l’Ewe. Le terme ‘‘Trinité’’ appartient au vocabulaire théologique catholique, et l’Ewé pour exprimer sa nouvelle foi, a essayé tant bien que mal de former des groupes de mots pour exprimer ce que l’Eglise veut dire par ‘‘Trinité’’.
Nous notons en l’occurrence des expressions telles que ‘Ame eto fe Mawu dekanyenye maklamakla’, ‘Mawu deka si me amé eto le’, ‘Ame eto le Mawu deka me’. Cependant, l’option a été beaucoup plus d’emprunter le mot latin ‘’Trinita’’ pour traduire cette réalité. Notre étude consistera à trouver des termes adéquats pour exprimer dans notre langue maternelle qui est l’Ewé ce mystère devant lequel tout langage humain reste limité.
II. D’autres propositions de termes pouvant traduire la réalité trinitaire dans la langue Ewé
A. Ameto fe fomedodo le Mawu deka me : ce groupe de mots évoque littéralement la parenté de trois personnes différentes en un seul Dieu. Le terme ‘fomedodo’ exprime plutôt une idée de ‘famille’ pour signifier ‘Famille trinitaire’.
B. Ameto fe Mawu deka me nono : on entend par ce terme trois différentes personnes existant ou demeurant en un seul Dieu.
Critique : cette terminologie pour ne pas prêter à confusion peut être corrigée en « Ameto le Mawu deka me » pour dire ‘trois Personnes en un seul Dieu’ car le mot ‘demeurant’ fait penser à une localisation, à un agencement, ce qui n’est pas le cas pour la Trinité.
C. Nonome eto fe Mawusi nono : cette appellation-ci présente Dieu comme possédant trois différentes manières d’expression ou de manifestation.
Critique : cette dénomination est impropre par elle-même pour signifier la réalité trinitaire en plus qu’elle comporte une interprétation modaliste, une hérésie à éviter quant à ce qui concerne la Trinité.
D. Mawu no edokuisi tofokpli : cette manière de nommer la Trinité s’inspire de la grammaire Ewé qui nous donne l’opportunité de faire cette analogie. La grammaire Ewé en effet présente une formation de lettres que l’on désigne par ‘didinodokuisi etofokpli’ qui par la combinaison de trois voyelles donne un son dont la tonalité révèle à la fois l’existence de trois différentes voyelles. Par exemple le ‘i-a-e’ pour former ‘biae’ ; ou le ‘u-i-e’ pour former ‘nyuie’.
La particularité de cette approche analogique est de montrer la constitution d’un seul Dieu à partir de trois personnes différentes mais de même nature.
Critique : quelque séduisante que puisse paraître cette approche grammaticale, elle est truffée de mots péjoratifs. En effet le terme ‘tofokpli’ implique une idée de réunion d’éléments éparses mis ensemble par une force extérieure ou un agent extérieur, une idée de contrainte, ce qui n’est pas le cas dans la Trinité. De plus le groupe de mots ‘no edokuisi’ exprime une idée d’autonomie, ce qui rentre en contradiction avec l’idée de contrainte contenue dans le mot suivant ‘tofokpli’.
Nous pourrions corriger ce mot par ‘etofokpli’ qui contient une idée de ‘consensus dans la liberté’. Cela reviendrait à ‘Mawu deka ametofokpli’.
E. Approche terminologique
En partant :
- Du grec : ‘µια φυσις, µια ουσια, εν τρισιν Ηυποστασεσιν Προσοποις’
- Et du latin : ‘Tres Personae, una essentia, substantia vel natura’
Nous avons :
Une seule nature, une seule substance, une seule essence en trois Personnes (Hypostases) : nonome deka, tumese deka, ame eto.
1. Sémantique des termes :
Nonomé : ce mot ewé peut être traduit par ‘forme’ ; mais il est plus étendu qu’une simple forme entendu comme un aspect externe et matériel. Il a un sens métaphysique qui englobe l’être, le caractère, la nature intrinsèque d’une personne ou d’une chose.
Tumese : ce mot formé par ‘tume’ (le fond, la profondeur, l’essence) et ‘se’ (âme) que nous traduisons par substance, exprime la profondeur de l’être, on peut dire son ‘noyau’, son essence spirituelle, son principe vital.
Ame : littéralement, ce terme désigne l’homme générique, ‘homo’ en latin qui désigne le ‘vir’ (n’tsu) et la ‘mulier’ (nyonu). Ici nous lui donnons le sens de ‘personne’ en élevant un peu le degré au niveau du contenu pour éviter de nous heurter à la limite humaine.
2. Une approche symbolique, pourquoi pas ?
La Trinité est comparable à la pâte qui dans son unicité contient trois éléments différents qui sont unis pour constituer sa substance. En effet, la substance ‘pâte’ est formée de la farine de maïs (ou d’une autre céréale), de l’eau et du feu, trois ingrédients bien différents.
Une autre symbolique qui exprimerait la réalité de l’unité des trois Personnes dans la Trinité est le foyer. En effet, le foyer (adokpo ou dzokpo) est un montage à trois supports qui sert dans la préparation du repas. Ces trois supports sont indispensables pour la réussite de la cuisson car non seulement ils concentrent le feu mais ils maintiennent en équilibre la marmite. Cette relation entre ces trois supports du foyer exprimée dans le proverbe ’’Enu menoa dzokpo eto dzi glina o’’ est très capitale et significative pour l’Ewé et peut être empruntée comme image de la Trinité.
Cependant, ces deux approches ne sont que des analogies avec tout ce qu’elles peuvent contenir comme limites lorsque nous savons que l’image ne peut être parfaitement la réalité qu’elle représente. Comme exemple de limite, dès qu’un élément est absent, les autres ne suffisent plus à faire la substance ‘pâte’ ou ’unité du foyer’, ce qui n’est pas le cas dans la Trinité où chaque Personne a en plénitude la Nature Divine avec ou sans les autres.
Toutefois ces images peuvent satisfaire, un tant soit peu, un catéchumène à un niveau élémentaire.
Conclusion
Le français est classé dans les langues d’origine latine, aussi lui a-t-il été aisé de forger, à partir de la racine latine, un mot “Trinité” pour désigner le Dieu chrétien : trois Personnes en un seul Dieu. Dans nos manuels éwé de liturgie, cette réalité est rendue simplement par le terme “Trinita”, conçu sur le modèle latin. Mais la lecture de ce vocable “Trinita” ne renvoie directement à aucune réalité de l’imaginaire éwé pur (non contaminé par la culture occidentale latine). La compréhension du mot ne devient effective que dans un contexte de prérequis, qui ne peuvent être exprimés que par des périphrases – qui seraient à coup sûr longues. Ainsi ce mot ferait juste office de médiation vers une réalité difficile à renfermer dans un unique mot éwé. Comprenant l’impasse du mot unique, nous avons envisagé et proposé, dans ce travail, des expressions pour signifier en éwé la réalité de la Trinité. Cette démarche nous a permis de prendre la mesure de la difficulté à traduire le terme Trinité en éwé. Forcés sommes-nous de reconnaître, en dépit des efforts, les limites des groupes de mots que nous avons proposés, ils ne disent pas tout de la Trinité. Toutefois certains disent assez, si nous nous plaçons dans une économie de mystère qui n’est jamais épuisable. Nous avons exploré également la voie des proverbes pour rendre compte de la Trinité en éwé, mais ce fut avec hésitation car donner pleine autorité aux proverbes pourrait conduire à une impasse. Que dire du proverbe éwé qui affirme : « Ameto madoha, nya le ve si » (quand trois personnes sont en partenariat, deux auront plus d’affinité)?